C’est un nouveau lieu phare pour l’art scandinave qui a ouvert ses portes le 11 mai 2024 à Kristiansand. Le Kunstsilo (le silo de l’art) est implanté non dans une grande métropole mais au sud de la Norvège, dans une ville de taille moyenne de près de 100 000 habitants – l’université accueille plus de 5 000 étudiants –, et qui s’anime au gré des arrivées des énormes paquebots de croisières qui jettent l’ancre presque en face du musée. Comme souvent dans les pays nordiques, cet investissement de plusieurs millions de couronnes norvégiennes dans un projet culturel et non pas dans la santé ou dans d’autres types d’infrastructures davantage « grand public » ou de première nécessité a été diversement accueilli par la population. Toutefois, la part d’argent public reste limitée, 65 % des 60 millions d’euros nécessaires provenant de fonds privés, dans le cadre d’un financement privé-public très scandinave. Le Kunstsilo jouxte littéralement par ailleurs le Kilden teater og konserthus, lieu polyvalent qui accueille une scène régionale de théâtre, un orchestre symphonique et un opéra…
Les anciens silos à grain, superbement réaménagés autour d’une grande nef et dotés d’un bar au dernier étage, avec vue imprenable sur le bras de mer, hébergent le fonds du musée d’art de la ville, créé en 1995, mais aussi celui du musée d’arts appliqués et d’art contemporain, et surtout la collection bâtie par Nicolai Tangen. Le bâtiment est inauguré avec un accrochage consacré à quelque 600 œuvres réunies par ce dernier, une fraction d’un ensemble colossal de 5 500 pièces que ce financier très fortuné et gestionnaire du fonds souverain norvégien – le mieux doté au monde – a donné à la ville de Kristiansand. Il a fallu huit années pour mener à bien le projet. « Maintenant, vous devez vous rendre à Kristiansand pour avoir une vision globale de l’histoire de l’art nordique », résume Reidar Fuglestad, PDG du musée.
En réalité, la collection se concentre sur le XXe siècle. Elle démarre avec la modernité des années 1920 et s’étend principalement jusqu’aux années 1990. On n’y trouvera donc pas de grandes figures nées au XIXe siècle comme Carl Larsson, Edvard Munch ou encore Hilma af Klint. Certains artistes de la seconde moitié du XXe siècle manquent à l’appel, tel le Suédois Bengt Lindström, peut-être parce qu’il a passé de nombreuses années en France ? Certains médiums comme la vidéo ou la performance sont en outre assez peu représentés. Au fonds, le musée reflète la vision ambitieuse mais subjective d’un collectionneur privé, et non la mission d’une institution publique, qui aurait probablement fait des choix différents. Et c’est aussi en cela qu’il se distingue, comme en témoignent tant l’accrochage inaugural que le volumineux catalogue de la collection en deux tomes.
Pour réunir ces œuvres, Nicolai Tangen s’est largement appuyé sur plusieurs conseillers répartis sur les différents pays nordiques, et en premier lieu Steinar Gjessing, remercié en préambule du catalogue par le collectionneur. « Quand j’ai commencé à collectionner, je me suis concentré sur l’art norvégien moderniste, avec un focus sur des œuvres abstraites ou concrètes », explique Nicolai Tangen. L’exposition d’ouverture compte par exemple plusieurs œuvres remarquables d’Anna-Eva Bergman, dont Château de Sade, une huile et métal sur toile de 1961. « Après avoir renforcé mes connaissances sur l’histoire de l’art norvégien, j’ai découvert qu’il y avait de nombreux liens entre les artistes nordiques. Beaucoup ont voyagé à Copenhague, Paris et Berlin pour étudier l’art d’avant-garde, alors que les académies artistiques de leurs pays restaient sur un enseignement plus traditionnel. Au total, près de 40 artistes nordiques sont passés par l’atelier de Matisse et certains d’entre eux sont ensuite allés étudier dans l’atelier de Fernand Léger », poursuit le collectionneur. Ainsi, Nicolai Tangen s’est intéressé au groupe CoBrA au Danemark, aux constructivistes suédois Otto G. Carlsund et Olle Bærtling [découvert à Paris par la galeriste Denise René, ndlr] et « plus tard, toujours en Suède, à Sigrid Hjertén, au groupe de Halmstad [principalement surréaliste, ndlr] et bien sûr à Gösta Adrian-Nilsson ». Pour la Finlande, qui représente environ 25 % de la collection, Nicolai Tangen a été « époustouflé » par le travail des constructivistes pionniers tels Sam Vanni, Lars-Gunnar Nordström ou Birger Carlstedt et par leurs élèves.
Parmi les points forts de la visite figurent les focus sur la photographie, à chaque étage, avec un accrochage qui fait écho à l’architecture brutaliste des lieux, en particulier grâce aux modernistes Emil Heilborn, Eva Klasson ou Sune Jonsson… Les œuvres sur papier et notamment la gravure sont très bien représentées au pays de la reine Sonja, à l’origine d’un important prix international dans ce domaine. Si le musée s’est gardé de commandes importantes à des artistes contemporains, Nicolai Tangen soulignant que ce n’était pas le propos, une concession importante aux nouvelles technologies est faite avec une grande salle immersive donnant vie à une peinture de Reidar Aulie représentant Tivoli, un ancien parc d’attractions très couru dans les pays scandinaves. Enfin, le musée se félicite d’être l’un des rares au monde à avoir créé un atelier ad hoc dans ses murs.
Enfin, l’un des clous de la visite, posé au dernier étage d’exposition, est une cabane en rondins de Marianne Heske datant du XVIIe siècle, exposée en 1980 au Centre Pompidou dans le cadre de la 11e Biennale de Paris consacrée aux jeunes artistes. Au final, il manque peut-être au parcours chronologique et bien construit par périodes, de mettre davantage l’accent sur ce qui relie tous ces artistes des pays nordiques, jadis souvent ennemis mais aujourd’hui frères et en paix, de revenir sur les fortes connexions identitaires et historiques, et sur les échanges avec le continent européen dans son ensemble.