Pierrette Bloch : Différence et répétition
Dans le catalogue qui accompagne l’exposition, Luca Pesapane rappelle cette déclaration de Pierrette Bloch (1928-2017) : « Jamais de titre, ce serait contradictoire ». Contradictoire avec un parti pris d’effacement ou bien avec un refus d’orienter le spectateur dans une direction et une seule ? Probablement, l’un et l’autre mais, quoi qu’il en soit, l’artiste a su donner la preuve que l’on pouvait dépasser l’alternative mécanique-gestuel par la répétition de gestes simples. Les très légères variations dans le positionnement et le tracé de motifs infimes suffisent à créer du mouvement et de la profondeur.
Cette exigence d’espace et cette volonté de déborder le support, on l’éprouve aussi bien dans la façon dont la feuille disparaît sous les accumulations de boucles ou de lignes ondulantes, que dans celles dont les lignes en crin de cheval ou les fines bandes de toiles s’étirent sur le mur. La sélection des œuvres et leur répartition aboutissent à une véritable transformation de l’espace d’exposition par les traits et les taches. On découvre ou redécouvre Pierrette Bloch en artiste de la lumière et de l’espace.
Seule de son espèce, il est une œuvre de 1973 qui retient longuement l’attention. Rassemblés au centre d’une large feuille de kraft se trouvent disposés une trentaine de morceaux de papier blancs. Rectangles ou trapèzes irréguliers aux dimensions très diverses, parfois superposés, ils sont vierges ou marqués d’une tache arrondie ou d’un carré à l’encre noire. Leur assemblage reflète moins une volonté constructive que celle de créer du rythme en préservant la singularité de chacun de ces fragments d’un grand dessin imaginaire.
Du 7 mai au 29 juin 2024, Karsten Greve, 5, rue Debelleyme, 75003 Paris
Jürgen Klauke : Hintergrundrauschen/Bruit de fond
Jürgen Klauke est depuis les années 1970 l’un des grands artistes de la mise en scène de soi. Sa revendication d’une sexualité qui dépasse les frontières de genre mêle un esprit cabaret à un travail de photographie de studio rigoureux. À travers un choix d’œuvres qui s’étend sur un demi-siècle de création, on remarque la persistance d’obsessions de l’artiste pour différentes couleurs et humeurs. Dans des photos de sa période Transformer, on le voit danser avec plusieurs pénis gonflables dans un esprit de séduction et de moquerie à l’encontre d’un genre dit dominant. Dans des photos plus récentes de la série Body Sounds,il laisse la place à d’étonnantes poupées et des boudins de latex gonflés noir, dérivés des combinaisons pour fétichistes. Ces créatures semblent inventer une nouvelle sexualité ultra safe gonflée à l’hydrogène. On aperçoit Klauke derrière la créature ou bien absorbé par elle, tantôt plutôt auteur, tantôt plutôt performer. Il y a quelque chose d’émouvant à voir ce body artist historique se placer ainsi en retrait et répondre au défi du virtuel.
Un large ensemble de grandes gouaches dépeint dans des couleurs éclatantes des figures dotées d’excroissances naturelles ou prothétiques qui ne sont pas sans évoquer l’art tantrique. C’est comme une autre direction ou un autre sentiment dans une œuvre riche et complexe.
Du 4 mai au 15 juin 2024, Suzanne Tarasieve, 7, rue Pastourelle, 75003 Paris
Jessi Reaves : Reflect as one
Pour sa première exposition en France, l’Américaine Jessi Reaves a construit dans les deux espaces de la galerie ce qui ressemble à un décor avec des tentures le long des murs, des rideaux de fils en certains endroits, et une profusion de meubles détournés en sculptures ou bien de sculptures à vocation plus ou moins utilitaire.
Dans l’espace principal, trois écrans de télévision customisés diffusent un même film. On y voit une très jeune adolescente qui joue avec une amie, déambule dans différents paysages ou se tient simplement assise dans un salon. Les seules voix que l’on entend en off proviennent de la bande-son du film The Women (2008), un remake d’une célèbre comédie de Cukor. L’artiste raconte que c’est la vision de ce film au cours d’un voyage en avion qui lui a donné l’idée du sien. Est-on venu voir un film dans un environnement délirant, mélange de préciosité et de brutalisme, ou bien se glisse-t-on dans une habitation où le téléviseur serait resté allumé ? Jessi Reaves aime les situations équivoques et les mises en abîme : des photocopies au mur renseignent sur ses recherches préparatoires, ses mains en train de coudre apparaissent dans le film. Les sièges (dont deux fauteuils Gio Ponti outrageusement couverts d’une mousseline étoilée) peuvent être utilisés sans que cela soit signifié expressément, et la présence de quelques objets incongrus fait se demander de quelle façon communiquent l’espace derrière l’écran et celui de l’exposition. Notre attention est appelée à librement flotter de l’un à l’autre.
Du 25 mai au 15 juin 2024, Crèvecœur, 5 & 7 rue de Beaune, 75007 Paris
Scott Covert : The Dead Supreme
« The Dead Supreme », c’est le surnom que se donne Scott Covert. Il résume sa démarche depuis qu’un certain jour de 1985, il est allé relever l’empreinte du nom de Florence Ballard sur sa tombe par frottage au crayon, pratique paraît-il en vogue à l’époque victorienne. Du trio légendaire des Supremes, Ballard fut la grande perdante, disparue jeune, alcoolique et sans le sou. Elle reste la favorite de l’artiste. Ce geste de fan est le récit fondateur de l’œuvre. Scott Covert dessine et peint dans les cimetières soit des portraits individuels ou des duos sur des papiers peu ou pas colorés, soit des grandes compositions sur des toiles fines. Il peint préalablement le fond à l’acrylique et y ajoute ensuite les noms au bâton de peinture à l’huile et au pastel. Dans ces tableaux, il organise la rencontre planifiée de ceux qu’il admire et aussi de quelques figures méconnues dont le destin l’a frappé.
Il arrive que les noms soient réunis par un thème comme la musique ou la peinture, qu’une famille soit recomposée comme celle de la Factory autour de Warhol, mais il y a aussi beaucoup de rencontres improbables dictées par on ne sait quel éclair d’inspiration. Les hiérarchies sont bouleversées par les différences de taille de caractère (les stars ont parfois leur nom écrit en petit) et l’artiste sait faire preuve d’ironie dans certains rapprochements. Cet art qui se réclame de l’expressionnisme abstrait et du pop dessine bien évidemment le portrait en creux de son auteur. Il raconte aussi bien des voyages dans l’espace et le temps.
Du 4 mai au 15 juin 2024, Galerie Allen, 6, passage Sainte-Avoye, 75003 Paris