Tenter, pour un esprit occidental, d’appréhender la quintessence de la pensée mésoaméricaine suppose de se délester de ses grilles de lecture habituelles et de ne pas céder à un penchant moralisateur. Car le néophyte qui découvre ces impressionnantes déités (Mictlantecuhtli, le dieu de la mort exhibant à l’air libre sa vésicule et son foie ; Xipe Totec, le dieu de la moisson et de la guerre revêtu de la peau d’un sacrifié ; ou bien encore Quetzalcoatl, le « serpent à plumes », dont le visage émerge d’une tête d’ophidien géant...) peut parfois succomber à un certain sentiment de frayeur !
Déclinées en divers avatars, hésitant entre l’animal et l’humain, brandissant autant d’attributs qu’il est permis d’imaginer, les innombrables divinités du panthéon des Mexicas (autrefois improprement dénommés Aztèques) ne peuvent ainsi se comprendre sans ce concept de dualité, d’opposition et de complémentarité, qui irrigue et sous-tend toute la pensée de cette civilisation rencontrée puis décimée par les conquérants espagnols à l’aube du XVIe siècle.
Équilibre cosmique et pacte divin
« Dans cette région au sud du tropique du Cancer où se succèdent saisons sèches et saisons des pluies, les Mésoaméricains, dont l’économie dépendait principalement du maïs, attendaient les pluies avec appréhension. L’alternance des saisons fait écho, entre autres, à celle du jour et de la nuit, de la vie et de la mort », explique ainsi Fabienne de Pierrebourg, l’une des trois commissaires de l’exposition.
Car c’est bien l’équilibre cosmique et ce pacte tissé entre les hommes et les dieux qu’il s’agissait d’atteindre au prix d’une myriade de rituels et de sacrifices, tous plus effrayants les uns que les autres ! « Si tu es un dieu qui mange du sang et de la chair, mange ces Indiens et nous t’en offrirons d’autres ; si tu es un bon dieu, voici des dindons, des galettes de maïs et des cerises. » C’est par ces paroles, quelque peu déconcertantes, que les habitants de Tlaxcala auraient accueilli les conquistadors espagnols qu’ils prirent, hélas, pour de nouvelles divinités (teteo) accostant sur leurs rivages...
Aux antipodes des dieux grecs – si attachants, car terriblement humains – ou d’une figure christique se sacrifiant pour ses fidèles, les déités mésoaméricaines sont pensées comme des êtres invisibles se manifestant dans le monde des hommes pour se montrer tour à tour magnanimes à l’égard de leurs dévots ou courroucés envers ceux qui transgresseraient leurs desseins. Une certitude s’impose cependant : les dieux ont soif, extrêmement soif, et il convient d’apaiser leur fureur par d’innombrables offrandes dont l’exposition dresse, de façon clinique, le macabre inventaire.
Parmi elles, le sang aux propriétés fortifiantes et vivifiantes occupait, sans conteste, le premier rang. Nulle cérémonie ne pouvait en effet se clôturer sans que ce liquide vital ait été versé ! Il suffit pour s’en convaincre de scruter les abondants flots de sang dépeints méticuleusement dans le Codex Borbonicus, ce sublime manuscrit du XVIe siècle, prêté exceptionnellement par l’Assemblée nationale le temps de l’événement.
Le cœur humain recueillait aussi les faveurs divines, car il était considéré comme le siège d’une des trois âmes qui habitaient le corps : le teyolia, source de la vitalité, de la conscience et de la volonté. Excisé par un prêtre qui le plaçait dans un « récipient cérémoniel de l’aigle », semblable au magnifique exemplaire taillé dans le basalte exposé au musée du quai Branly, l’organe était alors brûlé pour que ses fumées s’envolent vers les divinités célestes. On pouvait également l’enterrer ou le précipiter dans des points d’eau afin d’honorer des divinités aquatiques ou terrestres. Enfin, têtes-trophées de captifs de guerres, squelettes d’animaux exotiques et d’oiseaux, voire d’enfants immolés en l’honneur de Tlaloc, le dieu de la pluie, parachevaient cet impressionnant catalogue...
« Aucune exposition ne saurait restituer l’impact du moment rituel sur les fidèles à la vue de ces musiciens battant le tambour au rythme des pulsations du cœur humain, de ces prêtres conduisant au sacrifice des centaines de prisonniers, de ces milliers de litres de sang versés », analyse cependant Steve Bourget, le responsable des collections Amériques du musée parisien.
Tenochtitlan, le carrefour du monde
De même, l’on ne saurait imaginer la splendeur de l’antique Tenochtitlan, la capitale des Mexicas, sans les descriptions teintées d’admiration des chroniqueurs espagnols évoquant une cité peuplée de 200000 habitants, coupée par de larges avenues et sillonnée de ponts et de canaux. Hélas, quiconque a posé un pas sur le sol de Mexico a vu combien la ville moderne a recouvert dans sa quasi-totalité les différentes strates de la mémoire indigène.
On mesure alors d’autant plus l’émotion des Mexicains lorsque surgit presque fortuitement, le 21 février 1978, une sculpture représentant Coyolxauhqui, la déesse de la lune. Cette trouvaille donna naissance à l’un des programmes de fouilles archéologiques les plus ambitieux du XXe siècle : le Proyecto Templo Mayor, qui s’emploie depuis plus de quarante-cinq ans à mettre au jour les contours de la spacieuse enceinte de Tenochtitlan et de ses nombreux édifices religieux (pyramides, temples-écoles, oratoires, palissade sur laquelle étaient disposés les crânes des sacrifiés...).
Parmi les découvertes les plus spectaculaires s’imposent les 209 offrandes, exposées ici dans leur totalité, « capsules temporelles » qui reflètent, plus que tout long discours, la cosmovision des Mexicas. Provenant des quatre coins de ce vaste empire théocratique, et même au-delà, statues autrefois polychromes et objets cultuels d’une variété inouïe témoignent ainsi de l’extrême degré de raffinement de cette civilisation – sanguinaire et sophistiquée tout à la fois.
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« Mexica. Des dons et des dieux au Templo Mayor », 3 avril - 8 septembre 2024, musée du quai Branly – Jacques Chirac, 37, quai Branly, 75007 Paris.