L’une des grandes vertus de l’exposition « Robert Ryman. Le regard en acte » au musée de l’Orangerie, à Paris, est de démontrer que l’œuvre de l’artiste américain (1930-2019), associé – malgré lui, comme tant d’autres – à la peinture dite «minimaliste», ne réside pas tant dans l’exploration du blanc (ou des blancs) que dans l’investigation des substrats, matériaux et procédés de la peinture en tant que telle. L’identité de couleur et de format (carré) permet de concentrer l’attention sur la différence déployée dans le corps concret et les outils constitutifs de l’œuvre. Ou, pour reprendre une autre notion du philosophe Jacques Derrida, après Antonin Artaud, le « subjectile », ce terme ancien peu usité qui renvoie tout à la fois à la surface externe picturale et aux matériaux qui la recouvrent. La peinture de Robert Ryman semble bien obéir à la logique structuraliste selon laquelle « le subjectile peut prendre la place du sujet ou de l’objet, mais il n’est ni l’un ni l’autre : c’est ce qui, dessous, n’est pas représentable 1* ». Dès lors se développent avec une liberté radicale des variations formelles tout en nuances : des toiles de lin ou de coton – tout comme le carton, le papier, le Plexiglas ou l’aluminium – recouvertes d’huile, d’acrylique, de laque ou d’émail, sont accrochées au mur à l’aide de ruban adhésif, boulons et autres agrafes, mais aussi parfois perpendiculaires à celui-ci, voire le remplaçant tout à fait lorsque des tiges métalliques présentent dans l’espace des plaques peintes comme en lévitation.
Un effort similaire de déconstruction se retrouve dans les travaux de Supports/Surfaces interrogeant les composantes les plus élémentaires des arts plastiques. Louis Cane, Daniel Dezeuze, Patrick Saytour et Claude Viallat, entre autres, engagent alors une critique pratique et théorique des conventions tacites de leurs disciplines.
De Robert Ryman à Toni Grand
Une passionnante rétrospective au musée Fabre, à Montpellier, consacrée à l’œuvre de Toni Grand (1935-2005), rappelle quant à elle combien le recours à des matériaux banals et des gestes simples permet d’insuffler une dimension vitale, presque libertaire, à l’analyse des modes de production artistique entreprise par le mouvement d’avant-garde français fondé au début des années 1970. Après le bois, le graphite, la résine et la pierre, Tony Grand adopte dans le courant des années 1980 « un matériau sans valeur, sans détail ni anecdote repérable ni histoire », à savoir des anguilles et congres morts, pour mieux revisiter des figures géométriques simples : ligne, triangle et, bien entendu, carré. Ainsi, en écho aux fameuses Open Structures de Sol LeWitt (1928-2007), Le Cube jaune (1992) ou Sans titre (1985) offrent-ils, à l’aide de poissons et de polyester stratifié, une singulière conciliation, aux confins de l’informe, de la nature et de l’artifice.
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1* Jacques Derrida, « Forcener le subjectile », dans Paule Thévenin et Jacques Derrida, Artaud, dessins et portraits, Paris, Gallimard, 1986.
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« Robert Ryman. Le regard en acte », 6 mars - 1er juillet 2024, musée de l’Orangerie, jardin des Tuileries, place de la Concorde, 75001 Paris.
« Toni Grand. Morceaux d’une chose possible », 20 janvier - 5 mai 2024, musée Fabre, 39, boulevard Bonne-Nouvelle, 34000 Montpellier.