Et si l’on commençait la visite par la fin du parcours ? Car c’est là que se trouve l’une des propositions les plus puissantes de l’exposition du Brésilien Adriano Pedrosa, commissaire général de la 60e Biennale de Venise. Lauréate d’un Lion d’or pour l’ensemble de sa carrière, Anna Maria Maiolino, Brésilienne née en 1942 en Italie, a pris possession d’une maison entière, qu’elle a transformée en un atelier de poterie, un espace mental. Deux murs ainsi que le centre du lieu sont occupés par des boulettes, colombins et blocs d’argile crue de différentes tailles, disposés sur des étagères ou à même le sol. Un moniteur diffuse un dialogue entre une petite-fille et son grand-père – ou son ancêtre – sur la violence, et la possibilité d’un monde en paix.
Cette œuvre résonne particulièrement dans le contexte international actuel et, plus localement, dans un pays où l’extrême droite est au pouvoir, et où un nouveau directeur de la Biennale vient d’être nommé par le gouvernement de Giorgia Meloni. Avec un positionnement radicalement différent, ouvertement engagée, la Biennale s’intitule « Foreigners Everywhere » (Étrangers partout), d’après une œuvre en néon de Claire Fontaine qui ponctue la visite en divers points, en particulier au-dessus d’un bassin de l’Arsenale – et elle-même inspirée d’un collectif turinois ayant pris position contre le racisme et la xénophobie dans les années 1980.
Être étranger, considérer l’autre comme étranger, observer l’étrangeté... telles sont les multiples dimensions de cette exposition en deux lieux. Elles se dessinent au fil des salles à travers plusieurs prismes : le queer, le craft, les marges – au sens des artistes outsiders, autodidactes, indigènes. Les amples recherches qui ont été menées permettent de découvrir 331 artistes issus de 80 pays : Pakistan, Tunisie, Chili, Afrique du Sud, Soudan, République dominicaine... La tentation est donc grande de s’attarder sur leurs histoires, car la plupart d’entre eux ont eu des vies de déplacements et de migrations intenses : ils sont « étrangers, immigrants, expatriés, diasporiques, exilés, réfugiés », est-il indiqué à l’entrée de l’exposition. Et pour ancrer ces réflexions dans une histoire de l’art dont est proposée une relecture ambitieuse, les deux parcours sont conçus autour d’un noyau historique et d’un noyau contemporain.
Dans les Giardini
Le pavillon international des Giardini offre le propos le plus lisible, avec une première salle dans laquelle Nil Yalter, née au Caire en 1938 et installée à Paris depuis 1965, présente sa yourte, Topak Ev (1973), inspirée d’une expérience qu’elle a eue en Anatolie, ainsi qu’un ensemble d’affiches et de vidéos rassemblées depuis 1975, Exile is a Hard Job, témoignages de vies de migrants et d’exilés. L’une des salles très réussies livre une vision de l’abstraction géométrique revisitée par des formes vernaculaires – proposition que l’on peut discuter, et qui l’a certes déjà été. On y découvre des artistes peu connus, ayant pour la plupart traversé le XXe siècle, comme Mahmoud Sabri ou Olga de Amaral ; et d’autres, dont les œuvres sont davantage apparues dans des expositions récentes, notamment dans des manifestations du « Sud global » comme la Biennale de Sharjah 1* : Ernest Mancoba, Saloua Raouda Choucair, Huguette Caland, Fahrelnissa Zeid, Esther Mahlangu... Une autre salle est curieusement consacrée à l’art du portrait, plus difficile à appréhender, dans le style d’Amadeo Modigliani ou de Fernand Léger, avec des œuvres souvent touchantes, à la valeur de témoignage historique, mais dont les auteurs se succèdent, Selwyn Wilson, Gerard Sekoto..., sans qu’il soit possible d’avoir une idée de leur œuvre avec un seul tableau, et en dépit des cartels au caractère très biographique, dont on aimerait qu’ils soient aussi tournés vers les formes.
Du côté des contemporains, l’exposition des Giardini recèle de belles découvertes comme la Chinoise émigrée à Amsterdam Evelyn Taocheng Wang (née en 1981), qui imite les œuvres d’Agnes Martin avec beaucoup d’humour, ou la bouleversante installation vidéo de la Sud-Africaine Gabrielle Goliath (née en 1983) laquelle s’intéresse aux expressions du mal-être et du malaise. Plusieurs salles mettent en regard deux artistes de différentes générations, par exemple les toiles érotiques du jeune Louis Fratino et celles de Bhupen Khakhar, les peintures naïves des frères haïtiens Sénèque et Philomé Obin, ou encore les tableaux fantomatiques de Giulia Andreani et de Magde Gill.
À l’Arsenale
À l’Arsenale, la visite est rendue plus confuse en raison de la taille du lieu – une question qui se pose à chaque édition – et de l’émiettement des artistes, trop rarement montrés avec assez d’ampleur. Le principe du noyau historique est repris : consacré aux diasporas italiennes depuis le début du XXe siècle, il s’intitule « Italians Everywhere ». Adriano Pedrosa a magnifiquement utilisé le procédé scénographique inventé par Lina Bo Bardi au Museu de Arte de São Paulo, dont il est directeur artistique. Il a réuni des peintures d’artistes italiens plus connus, mais dont ignore souvent les destinées migratoires ou les origines italiennes : Joseph Stella, Domenico Gnoli, Simone Forti, la photographe Tina Modotti... Il y a un véritable plaisir à déambuler entre les panneaux de verre qui dessinent à eux seuls une géographie singulière, et à découvrir au dos le nom de l’artiste.
À nouveau, plusieurs temps forts se dégagent des salles contemporaines. L’œuvre de Bouchra Khalili, The Mapping Journey Project (2008-2011), s’impose puissamment : sur une forêt d’écrans parallèles, des mains indiquent des itinéraires sur des cartes géographiques, tandis que des voix racontent des voyages : « We took the wrong road... », entend-on par exemple. Un temps – et il faut qu’il soit long – est consacré à un ensemble de vidéos sur des révolutions, Disobedience Archive, réuni par Marco Scotini. Aux cimaises en vortex, des écrans diffusent des images de provenances et d’époques très diverses que l’on peut identifier par un site Internet : Raphaël Grisey et Bouba Touré, Carole Roussopoulos, Hito Steyerl... Des variations sur des grilles de protection aux fenêtres présentent un curieux inventaire de formes sur des paysages dans les photographies de l’Angolaise Kiluanji Kia Henda. L’œuvre de Daniel Otero Torres sur la fragilité et la préciosité de l’eau prend toute sa place sous les charpentes de la Corderie. Le jeune artiste chinois Isaac Chong Wai (né en 1990) propose une installation sur plusieurs écrans monumentaux : « Comment éviter la chute ? » semble-t-il se demander. Des groupes d’individus entourent de différentes façons un personnage en train de tomber. Parmi les peintres, le Pakistanais Salman Toor (né en 1983) se distingue par ses tableaux en camaïeux de gris, homoérotiques et tendres.
Mais de nombreux artistes, souvent des peintres aux formes vernaculaires, ou des adeptes du travail textile, se succèdent et échappent à l’attention du visiteur en raison de leur nombre et de leurs qualités inégales. Il est passionnant de renouveler le regard porté sur les médiums de l’art, en particulier sur la peinture, omniprésente dans l’exposition, mais ce parti pris soulève la question de la mise en lumière de la sculpture, de la performance ou de la vidéo sur les scènes artistiques évoquées. Au fil des salles de l’Arsenale, le récit savamment mené des Giardini se perd, tant dans sa réflexion sur l’étranger qu’en matière de découvertes de nouvelles scènes. Il demeure de cette visite l’expérience d’un monde qui se regarde du point de vue du Sud.
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1* Sharjah Biennial 15 (SB15), 7 février-11 juin 2023, Sharjah, Émirats arabes unis.
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« Stranieri ovunque – Foreigners Everywhere », 60e Exposition internationale d’art – La Biennale di Venezia, 20 avril-24 novembre 2024, Giardini et Arsenale, Venise, Italie.