La manifestation « Transform ! Designing The Future of Energy » (Transformer ! Le design et l’avenir de l’énergie) au Vitra Design Museum (VDM), à Weil am Rhein, près de Bâle, fait le point sur une cinquantaine de travaux – préparatoires ou aboutis – utilisant les énergies renouvelables, et ce, à diverses échelles : du corps humain au paysage, en passant par les objets du quotidien, la mobilité « intelligente » ou encore la ville autonome. « Au moment où nous avons amorcé nos recherches, bien avant le début de la guerre en Ukraine en février 2022, nous avions tracé une carte des parcours énergétiques en Europe, dont celui du gaz russe. Le sujet, déjà primordial, est devenu plus urgent et essentiel au regard des questions écologiques et climatiques. L’énergie, en réalité, n’est pas qu’une question technique, elle est aussi économique et politique », raconte Jochen Eisenbrand, conservateur en chef du VDM et commissaire de l’exposition.
Au mur, Roadmap 2050, une étonnante carte d’une Europe dessinée non selon les frontières de chaque pays, mais selon les ressources énergétiques régionales, donne à réfléchir. Élaborée en 2010 par AMO – le think tank de l’agence d’architecture néerlandaise OMA (Office for Metropolitan Architecture, cofondé par Rem Koolhaas) –, elle distingue l’ensoleillement en Méditerranée, les marées au Royaume-Uni et en Irlande, le vent sur les îles de la mer du Nord, et la géothermie ou l’hydroénergie en Europe centrale. « Même si nous sommes sûrs de ne jamais la concrétiser, explique Jochen Eisenbrand, l’idée, avec cette Europe énergétique, est de visualiser des utopies futures, de poser les bases d’un savoir tout en montrant des directions à explorer. »
Reste que l’on ne peut gloser sur le thème de l’énergie sans évoquer le nucléaire. « Dans les années 1950, la puissance nucléaire, vue comme la solution, était favorisée, rappelle le conservateur. C’est l’époque notamment des créations de l’Agence internationale de l’énergie atomique, d’Euratom [Communauté européenne de l’énergie atomique] ou d’Atoms for Peace aux États-Unis, un programme gouvernemental ambigu qui, sous couvert de promouvoir un usage de la technologie nucléaire à des fins pacifiques, n’en interdisait pas l’utilisation militaire. » Et de reprendre : « Aujourd’hui, même si la recherche en ce domaine est plus pointue, la question de son emploi se pose de façon cruciale. Il s’agit d’un changement total de paradigme. Néanmoins, il faut rester optimiste : une agence comme Transsolar KlimaEngineering, dont une fondatrice participa aux manifestations “Atomkraft ? Nein Danke !” [“Nucléaire ? Non merci !”, slogan du mouvement antinucléaire des années 1970], est actuellement consultante sur ce sujet de la transition énergétique pour nombre de villes européennes ou états-uniennes. »
Le design au défi
Quoi qu’il en soit, « cette transition énergétique demande à être dessinée, les designers doivent s’en emparer, car ce changement de mode de vie nécessite une traduction en volume », martèle le commissaire. Nombre d’entre eux travaillent sur un futur off-grid (hors réseaux). Ainsi, Marjan van Aubel fabrique un « rideau » contemporain au motif géométrique (Ra) à suspendre à une fenêtre et muni de cellules solaires sous la forme de bandes électroluminescentes colorées et ultraminces. L’ensemble emmagasine l’électricité générée et la restitue en se métamorphosant en lampe. Tobias Trübenbacher a conçu le lampadaire urbain Papilio fonctionnant avec une miniéolienne connectée à une batterie rechargeable et doté de LED au spectre réglé pour attirer le moins d’insectes possible. De son côté, Floris Schoonderbeek propose avec Groundfridge un garde-manger préfabriqué d’une capacité de 3000 litres – de quoi stocker la production d’un potager de 250 m2 – à enterrer afin de maintenir les aliments au frais, à l’instar des glacières antiques.
Autres domaines approfondis : l’architecture et les transports qui, à eux seuls, consomment près de 60 % de l’énergie mondiale. La start-up berlinoise Onomotion a équipé sa flottille de vélos-cargos de cellules solaires pour optimiser l’énergie musculaire de ses livreurs. Les défis étudiants en véhicules autonomes – telle la Covestro Sonnenwagen, composée de 2,64 m2 de cellules solaires permettant une autonomie de 500 kilomètres – sont toujours de mise. Reste que ce passage de la propulsion à moteur thermique à la propulsion électrique est encore freiné par de nombreux lobbies.
Les architectes s’activent tout autant. À Madrid, l’agence Takk a « rafraîchi », de façon low tech, un appartement de 100 m2 (The Day After House [la maison du lendemain]). À la place de la division originelle en pièces et couloirs sont imbriquées trois « boîtes » : une chambre à partir de laquelle s’étirent deux zones aux « climats » différents, une première bien isolée – la maison d’hiver – donnant sur une seconde sans isolation – la maison d’été. À Stuttgart, Werner Sobek a conçu Plusenergie-Quartier P18, un ensemble de 330 appartements dont la structure en bois a permis de réduire de 75 % sa masse par rapport au béton, la préfabrication diminuant, en outre, la consommation en matériaux et la production de déchets in situ. À Copenhague, la façade de l’International School, imaginée par le cabinet d’architecture danois C.F. Møller, est équipée de 12000 modules photovoltaïques, soit 6000 m2, dont l’électricité produite couvre plus de la moitié de la consommation électrique annuelle de l’école. Mieux: dans le port de Trondheim (Norvège), l’agence Snøhetta a créé le bâtiment à énergie positive le plus au nord au monde: Powerhouse Brattørkaia, un immeuble de bureaux de 18000 m2 sur huit étages dont le toit pentagonal et pentu accueille 2 870 m2 de cellules solaires. L’édifice fournit quotidiennement deux fois plus d’électricité qu’il n’en consomme, si bien qu’il alimente également les logements alentour ainsi que les bus locaux. À la captation maximale de la lumière naturelle, il associe récupération de la chaleur des systèmes de ventilation et des eaux grises, et utilisation de l’eau de mer pour le chauffage et le refroidissement.
Stocker l'énergie
De nouvelles typologies de stockage de l’énergie voient le jour, lesquelles, fatalement, impactent le paysage, tels les champs de panneaux solaires ou d’éoliennes. À Hambourg, EnergieBunker, un ancien bunker de 1943, combine un silo de biométhane à un réservoir de 2 millions de litres d’eau surmontés et flanqués de 2000 m2 de panneaux photovoltaïques afin de fournir 2000 foyers en eau chaude et 1000 en électricité, en attendant l’intégration, en 2025, d’une centrale géothermique. Pour la Ville d’Helsinki, qui vise la neutralité carbone en 2035, Carlo Ratti a conçu le stockage d’énergie thermique Hot Heart, à savoir dix réservoirs circulaires de 225 mètres de diamètre implantés au large des côtes dans le but de distiller 10 millions de m3 d’eau de mer chaude en hiver. L’Américain Honglin Li propose, quant à lui, de transformer d’anciennes plateformes pétrolières en Filtration Skyscrapers pour dépolluer les océans en filtrant l’eau saline. De leur côté, avec le projet U.F.O.G.O., des étudiants de l’ECAL (École cantonale d’art de Lausanne) revisitent l’éolienne pour l’île venteuse de Fogo, au Canada. Par exemple, Pneuma est une serre au pied d’une turbine qui lui fournit chaleur et électricité toute l’année pour qu’y poussent plantes et légumes.
L’énergie, comme l’utopie, n’a décidément pas de frontières. Ainsi le programme Solaris lancé par l’Agence spatiale européenne prévoit-il d’installer en orbite, d’ici 2070, une ferme solaire dans le but de collecter l’énergie dans l’espace pour la renvoyer sur Terre.
« À travers ces propositions, ce que nous voulons dire, c’est que, hormis les aspects économiques et politiques, les solutions techniques ne suffiront pas si nous-mêmes ne changeons pas nos comportements, souligne Jochen Eisenbrand. Il nous faut non seulement accomplir cette transition énergétique, mais aller aussi vers une réduction de notre utilisation d’énergie. » D’où, en préambule de l’exposition, la présence de trois vélos d’appartement sur lesquels les visiteurs, à la force de leurs muscles, peuvent réaliser le nombre de coups de pédale qu’ils doivent donner pour écouter 15 minutes de musique en streaming, recharger la batterie de leur portable ou prendre une douche chaude d’une minute. De là à éveiller les consciences...
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« Transform! Designing The Future of Energy », 23 mars - 1er septembre 2024, Vitra Design Museum, Charles-Eames Strasse 2, Weil am Rhein, Allemagne.