Pendant les neuf années où elle a dirigé la Kunsthalle de Bâle, Elena Filipovic a défendu les artistes contemporains les plus passionnants, notamment Tiona Nekkia McClodden, P. Staff, Wong Ping et Deana Lawson, pour n’en citer que quelques-uns. Après le départ à la retraite de Josef Helfenstein l’année dernière, elle a pris en avril 2023 la direction de la plus ancienne collection publique d’art au monde, le Kunstmuseum de Bâle. Elle a tenu à souligner son engagement en faveur des artistes sous-représentés en accrochant le tableau Riverhead (1963) d’Helen Frankenthaler, un don récent, à la place occupée depuis longtemps par Deep Orange and Black (1953-1955) de Sam Francis.
Mohamed Almusibli, cofondateur et ancien directeur de l’espace d’art à but non lucratif Cherish à Genève, a succédé à Elena Filipovic en tant que directeur et commissaire en chef de la Kunsthalle de Bâle. Ses liens étroits avec les artistes contemporains internationaux et locaux et son attrait pour les nouvelles perspectives et pratiques font de lui l’héritier naturel d’Elena Filipovic. À l’occasion d’Art Basel, nous les avons réunis pour discuter de leurs nouveaux postes, des défis à venir et de la manière dont ils marquent déjà de leur empreinte ces deux vénérables institutions.
Parlez-nous de vos ambitions pour le Kunstmuseum et la Kunsthalle.
Elena Filipovic : Lorsque ma nomination au Kunstmuseum de Bâle a été annoncée, le public s’est peut-être inquiété que je transforme leur musée bien-aimé en un lieu soudainement axé sur l’art contemporain. En réalité, je m’intéresse à la réflexion sur le contemporain en relation avec l’institution, mais pas de la manière redoutée ou imaginée par certains. Je pense qu’un musée comme le nôtre doit parler de notre époque, ce qui signifie qu’il ne faut pas le considérer comme un mausolée, mais plutôt comme une sorte de vaisseau spatial qui nous transporte vers l’avenir.
Mohamed Almusibli : La particularité de la Kunsthalle de Bâle est qu’elle place les artistes en son centre, un principe que j’ai également adopté à plus petite échelle à Cherish. En 1872, un groupe d’artistes locaux a décidé qu’ils avaient besoin d’un lieu d’exposition et a fondé la Kunsthalle – un héritage que je suis ravi de perpétuer. Le programme 2024 d’Elena comprend de nombreux artistes que j’admire, et certains que j’avais prévu d’inviter moi-même, de sorte que nos programmations se font écho. Marie Matusz, qui présentera son backwall project à la Kunsthalle en septembre, a exposé à Cherish. Il y aura certes des évolutions, mais il s’agit d’une continuité organique.
E.F. : Il existe depuis longtemps une relation entre les deux institutions. En fait, la collection du Kunstmuseum a été marquée au cours de son histoire par l’acquisition d’œuvres d’art exposées à la Kunsthalle. Le Kunstmuseum vient d’inaugurer une grande exposition, « When We See Us : A Century of Black Figuration in Painting », qui comprend des œuvres de Michael Armitage et de Lynette Yiadom-Boakye. J’avais organisé leurs expositions personnelles à la Kunsthalle il y a quelques années et, sous la direction de Josef Helfenstein, le Kunstmuseum avait acquis certaines de leurs œuvres à l’époque. Aujourd’hui, je suis heureuse d’être la détentrice de ces pièces !
Comment négociez-vous ce moment crucial de relecture et de refonte de l’histoire de l’art ?
M.A. : Il est important d’observer les tendances et de voir comment les discours évoluent, mais je considère l’institution comme un foyer – pour l’artiste, pour l’exposition et pour le public. Le plus important pour moi est de veiller à ce que chaque visiteur, artiste et œuvre d’art entrant dans la Kunsthalle se sentent bien accueillis.
E.F. : Cette idée d’accueil est encore plus complexe dans une institution comme le Kunstmuseum de Bâle, et à cela s’ajoute la question de la collection – peut-être que la collection est l’hôte qui demeure jusqu’à la fin et qui fait le ménage après tout le monde ! Dans un musée, les gens s’attendent souvent à trouver ce qu’ils connaissent, le canon. Je suis déterminée à élargir ce canon et je prends au sérieux mon rôle de directrice d’un musée qui a la responsabilité de réécrire cette histoire de l’art « officielle » et de permettre au public d’être sensibilisé aux lacunes qu’elle comporte. Cela peut se faire en partie grâce à l’expansion de la collection elle-même. Outre les œuvres majeures d’Helen Frankenthaler, de Julie Mehretu, de Cameron Rowland et de Cinga Samson qui viennent d’entrer dans la collection, nous essayons de réorienter le musée de plusieurs autres manières. Et pourtant, comme nous parlons d’une vaste collection de plus de 300 000 œuvres d’art, nous avons parfois l’impression d’ajouter quelques gouttes d’eau à la mer. Il est peut-être moins facile d’en ressentir immédiatement l’impact, mais nous devons le faire.
Mohamed, certains ont laissé entendre que les critiques dont vous avez fait l’objet pour avoir signé l’année dernière deux lettres ouvertes appelant à un cessez-le-feu à Gaza étaient motivées par le racisme. Comment réagissez-vous à ces propos ?
M.A. : Au départ, j’étais un peu inquiet à l’idée de venir à Bâle, mais dès mon arrivée, j’ai trouvé tout le monde accueillant et d’un grand soutien. C’était malheureux de commencer par ces mots, mais cela a renforcé ma relation avec la ville de Bâle, mes collègues de la Kunsthalle, son public, ses membres, ses mécènes et son conseil d’administration.
En 2020, 60 artistes et professionnels de la culture noirs de Suisse ont appelé les institutions artistiques à s’attaquer au racisme structurel. Quels sont les progrès réalisés ?
E.F. : Comme toute société, Bâle souffre de ses racismes endémiques, ses sexismes, ses préjugés de toutes sortes. La Suisse a peut-être tardé à discuter de son passé colonial, parce qu’en apparence (mais en apparence seulement !), elle n’avait pas de colonies dont il fallait tenir compte, contrairement à d’autres pays voisins, et il était donc moins évident de mener activement cette discussion – même si la Suisse a profité du commerce colonial et l’a perpétué. Aujourd’hui, les discussions sur ce passé et sur ce qu’il signifie pour la société qui en est issue ont enfin lieu, et les institutions y participent, à la fois en tant que plates-formes favorisant la discussion et en tant que lieux à interroger.
Qu’est-ce qui fait de Bâle un lieu si particulier pour l’art et les artistes ?
M.A. : On a l’impression que l’amour de l’art est dans l’ADN des Bâlois. Je n’ai jamais rien vu de tel – vous allez à un vernissage et vous voyez des centaines de personnes qui sont venues parce qu’elles aiment vraiment l’art et qu’elles s’intéressent à ce qui se passe dans la ville.
E.F. : Je pense que de nous deux, c’est moi qui suis la Bâloise la plus établie ! J’ai l’avantage d’être ici depuis près de dix ans, et pourtant, en tant qu’étrangère [Elena Filipovic a été élevée aux États-Unis], je vois les choses avec les yeux de quelqu’un qui n’a pas grandi dans une société aussi attachée à la culture. La ville de Bâle est vraiment exceptionnelle à cet égard. On me demande souvent en quoi Art Basel a influencé le Kunstmuseum de Bâle, et je réponds en plaisantant à moitié : « eh bien, vous savez, les origines du Kunstmuseum remontent à 1661, alors peut-être que c’est l’inverse ». Le rapport que les citoyens bâlois ont entretenu avec l’art au cours de l’histoire a rendu possible l’existence de chacune de nos institutions : le Kunstmuseum de Bâle, la Kunsthalle de Bâle, Art Basel et tant d’autres. Je suis également convaincue qu’au cours des années que j’ai passées à la Kunsthalle, le programme que j’ai mis en place n’a pu être réalisé que parce que le public local a un profond respect pour l’art. Il n’est pas nécessaire qu’il aime tout ce que vous montrez – je ne m’attends pas à cela, et je ne le souhaite même pas nécessairement – mais il faut un certain niveau de curiosité et de respect ; ensuite, nous pouvons engager un débat.
Pensez-vous que la nécessité de favoriser le développement durable entraînera des changements systémiques dans la production artistique ?
M.A. : Je l’espère. Nous devons constamment nous remettre en question, trouver de nouvelles solutions, explorer de nouvelles méthodes de travail et rester en phase avec les thèmes contemporains.
E.F. : Comme d’habitude, les artistes ouvrent la voie – par le type de questions qu’ils soulèvent, par la manière dont ils choisissent de voyager ou de transporter des œuvres ou de ne pas voyager ou de ne pas transporter des œuvres, par les exigences qu’ils posent, etc. Ils ont un rôle à jouer dans la définition des paramètres à l’intérieur desquels ils souhaitent que l’institution travaille. Et nous les choisissons également pour cette raison. Parce qu’ils vont poser les questions difficiles dont le monde a besoin.
« When We See Us : A Century of Black Figuration in Painting », jusqu'au 27 octobre 2024, Kunstmuseum Basel, St. Alban-Graben 8 CH-4010, Bâle, Suisse.
« Nolan Oswald Dennis, a recurse 4 [3] worlds, Rückwand-Projekt », jusqu'au 11 août 2024, Kunsthalle Basel, Steinenberg 7 CH-4051, Bâle, Suisse.