Quel bilan tirez-vous du travail entrepris sur les œuvres d’Hans Hartung et d’Anna-Eva Bergman depuis l’ouverture de la Fondation en 1994, et depuis votre arrivée en 2014 ?
Je crois, pour commencer, que nous avons accompli quelques objectifs académiques et muséaux fondamentaux. Je songe par exemple aux grandes monographies, comme celle de Pierre Wat sur Hans Hartung 1*, aux colloques, aux éditions d’écrits, aux documentaires et, pour l’un comme pour l’autre, aux rétrospectives au musée d’Art moderne de Paris ; en 2019 pour Hans Hartung 2*, et quatre ans plus tard pour Anna-Eva Bergman 3*. Cette dernière exposition voyage d’ailleurs actuellement au Nasjonalmuseet d’Oslo 4*. L’œuvre d’Anna-Eva Bergman a également rayonné au Museo Reina Sofía, à Madrid, en 2020 5*. Évidemment, beaucoup de choses restent à faire. L’un de mes espoirs est de redonner une véritable visibilité à Hans Hartung en Allemagne.
Mais la grande ambition que je nourris est de faire de la Fondation un centre de recherche majeur consacré à l’art moderne du XXe siècle en général, et aux abstractions en particulier. Depuis 2022, nous avons lancé un premier cycle biennal autour du thème « Sciences et abstraction ». En 2024-2025, nous menons le deuxième, intitulé « Paysage et abstraction ». Chacun de ces programmes se construit à partir d’une année 1 entièrement prospective, faite de rencontres et de séminaires qui ont pour objet d’aboutir, en année 2, à des concrétisations scientifiques en fonction de ce qui s’est passé auparavant : un colloque, un ouvrage collectif, une exposition, un documentaire. Mais je ne veux surtout pas que la concrétisation scientifique préexiste aux recherches libres, sous la pression d’un besoin de résultat.
Qui sont ces premiers visiteurs?
La première et la deuxième année, nous avons accueilli 8000 visiteurs. Ce sont des chiffres modestes mais corrects, car ils correspondent à des horaires d’ouverture du lundi au vendredi et sur cinq mois de l’année seulement [d’avril-mai à septembre]. Je ne souhaite pas que nous soyons saturés de public, ce qui ferait perdre son charme au lieu qui est une villa-atelier et non un musée. Nous réalisons des sondages fréquents et savons par exemple que de nombreux visiteurs viennent et reviennent depuis l’étranger – cela fait plaisir. Mais le public local est plus que le bienvenu !
Vous envisagez ce lieu comme un chantier permanent depuis dix ans : quels projets faites-vous pour les dix prochaines années?
Après dix ans d’aménagements, mais aussi de concrétisations scientifiques à l’extérieur de nos murs, à Paris, Madrid, New York ou Oslo, je vois les dix ans à venir comme le temps nécessaire pour faire de la Fondation un lieu très performant pour la présentation de nos collections et l’accueil des chercheurs. Nous avons ouvert au public en 2022, ce qui a été un grand bouleversement, et il n’est, pour moi, pas question de fermer au motif de travaux supplémentaires, afin de ne pas interrompre la dynamique instaurée. Cela demandera des efforts, mais ce n’est pas infaisable.
L’exposition que vous consacrez actuellement à Terry Haass est d’ailleurs le fruit d’une donation, un événement dans la vie de la Fondation...
Terry Haass était la meilleure amie d’Anna-Eva Bergman et une très belle artiste, excellente graveuse et sculptrice dans le registre abstractisant, onirique et cosmique. Quand elle est morte en 2016, nous avons appris qu’elle a souhaité que les beaux cadeaux qu’elle avait reçus de Hans Hartung et Anna-Eva Bergman reviennent à la Fondation. C’était extrêmement émouvant. Puis, un peu plus tard, son exécuteur testamentaire, le docteur Christian Manuel, a orchestré des donations supplémentaires d’œuvres de Terry Haass, dont nous avons été les bénéficiaires. Lorsque les estampes, les sculptures, les lettres sont arrivées dans nos murs, j’ai tout de suite tenu à faire une exposition qui rende hommage à cette artiste méconnue et remarquable. Nous en avons profité pour travailler avec l’historienne d’art Antje Kramer-Mallordy qui a traduit de nombreuses archives, et cela a aussi accéléré notre connaissance des œuvres d’Hartung et Bergman.
Comment Terry Haass, graveuse et sculptrice dont cette exposition permet la découverte, s’inscrit-elle dans l’histoire de son temps ?
Elle est typique de cette Nouvelle École de Paris cosmopolite par excellence. Rappelons qu’Hans Hartung est allemand, Anna-Eva Bergman norvégienne, Maria Helena Vieira da Silva portugaise, Gérard Schneider suisse, Zao Wou-Ki chinois, Serge Poliakoff russe... Quant à Terry Haass, née Teresa Goldman, elle est tchécoslovaque... Cette Nouvelle École de Paris constitue un moment d’histoire de l’art fabuleux dont il faut cesser de se méfier. Terry Haass, qui fut en outre une bonne archéologue, partage avec Hans Hartung et Anna-Eva Bergman un arrière-plan mystique et spirituel, un immense intérêt pour les évolutions scientifiques de son époque, et une inscription dans le tragique de l’histoire, son père ayant été assassiné par les nazis. Elle met dans cette abstraction une conjuration de tous les malheurs de la Seconde Guerre mondiale. Comme eux, elle a un profil international, car elle naît à Český Těšín, en Tchécoslovaquie, migre à New York, puis s’installe à Paris.
Les programmes de la Fondation ont souvent des dimensions spirituelles. Cela tient-il à l’œuvre de Hans Hartung et d’Anna-Eva Bergman ou à la nature de ce lieu qu’ils ont choisi comme atelier ?
Hans Hartung avait voulu devenir pasteur, et Anna-Eva Bergman, après des épisodes presque mystiques après-guerre, a eu un intérêt très marqué pour toutes les spiritualités et pour le sacré. C’est donc impossible d’occulter cet aspect. Et puis, petite confidence personnelle : je suis moi-même au contact de ces deux fantômes dans ma vie de tous les jours ! Ils sont inspirants et bienveillants, et je ne peux pas ignorer leur présence ! Je sais, cela peut paraître un peu ésotérique ce que je vous dis là, mais c’est sincère.
Cette façon de considérer le monde au-delà de sa réalité est toujours liée à la manière dont on regarde. Cela nous conduit au sujet du roman que vous venez de publier, Les Yeux de Mona (Albin Michel, 2024), qui est devenu un best-seller en quelques mois, et dont l’un des sujets touche aux modalités du regard. Cet ouvrage est-il né de ce lieu qui, par sa forme même, est comme un observatoire astronomique ?
Oui, c’est l’un des chapitres essentiels des Yeux de Mona, celui consacré à Henri Fantin-Latour et à son Hommage à Delacroix [1864, musée d’Orsay, Paris] : les morts sont parmi les vivants. Devant des œuvres d’art, on est toujours en communion spirituelle avec une forme de transcendance au sens large, avec l’absence de l’artiste – qu’il soit absent au sens propre ou disparu. Je vous fais remarquer une chose au passage : il est désagréable et presque contre nature de regarder une œuvre en présence de son auteur, non ? Et puis nous nous trouvons en communion avec ce que l’artiste a pu représenter : des visages, des animaux, des lieux qui n’existent plus. Mais aussi avec ceux qui sont autour de nous en silence et qui, dans la monade de leur esprit, parlent avec l’œuvre. Et c’est cela qui est merveilleux. Il y a dans Les Yeux de Mona une mélancolie autour des « voix chères qui se sont tues », pour reprendre l’expression de Paul Verlaine, ainsi qu’une grande joie, car l’art est doté de ce pouvoir de proximité et de familiarisation avec l’au-delà. J’ai commencé ce livre en 2013, avant d’être nommé à la Fondation. Après mon arrivée en 2014, j’ai publié plusieurs ouvrages : L’Univers sans l’homme [Hazan, 2016], Faire rêver [Gallimard, 2019] et Vies lumineuses, la biographie d’Anna-Eva Bergman [Gallimard, 2022]. Pendant le confinement, j’avais le projet d’écrire un essai sur « le mignon », mais je n’y parvenais pas. Alors, pour compenser cette frustration, j’ai repris Les Yeux de Mona... Vous voyez donc qu’Hans Hartung et Anna-Eva Bergman m’ont bel et bien servi de fantômes bienveillants et inspirants ! Ils sont d’ailleurs dans le livre ; c’était le moindre des hommages que je pouvais leur rendre.
-
1* Pierre Wat, Hans Hartung. La Peinture pour mémoire, Vanves, Hazan, 2019.
2* « Hans Hartung. La Fabrique du geste », 11 octobre 2019 - 1er mars 2020, musée d’Art moderne, Paris.
3* « Anna-Eva Bergman. Voyage vers l’intérieur », 31 mars - 16 juillet 2023, musée d’Art moderne, Paris.
4* « Becoming Anna-Eva Bergman », 13 juin - 24 novembre 2024, Nasjonalmuseet, Oslo, Norvège.
5* « Anna-Eva Bergman. From North to South, Rhythms », 22 octobre 2020 - 17 mai 2021, Museo nacional Reina Sofía, Madrid, Espagne.
-
« Le Partage du sensible. Hans Hartung, Anna-Eva Bergman et Terry Haass », 15 avril-27 septembre 2024, Fondation Hartung-Bergman, 173, chemin du Valbosquet, 06600 Antibes.