Qu’est-ce qui vous a mis sur le chemin de la photographie, jusqu’à l’ouverture de votre premier studio dans le Ravenne de votre enfance ?
À l’âge de 20 ans, en 1967, j’ai fait un voyage en Espagne. À l’époque, j’écrivais des poèmes sur un petit carnet. Par hasard, j’ai pris un appareil avec moi, je photographiais comme un touriste. Et je me suis rendu compte que l’image pouvait être un langage poétique. Après j’ai fait de plus en plus de photos. Le film Blow-Up [1966] de Michelangelo Antonioni m’a aussi beaucoup inspiré, et j’ai ouvert en 1972 mon petit studio près de Ravenne, en Italie. Mais je n’ai jamais décidé d’être photographe. Cela m’est venu à travers des rencontres, des occasions.
La photographie de 1956 de votre sœur Maria, visible dans l’exposition, est elle la première que vous ayez prise ou que vous ayez reconnue ?
J’avais 8 ou 9 ans, j’étais un enfant! On m’avait offert un petit appareil avec des pellicules, je m’amusais avec comme avec un jouet. Un de mes oncles m’avait montré comment on faisait la mise au point, et j’avais lu le manuel d’utilisation. Un soir où ma sœur partait au bal avec une belle robe, je l’ai photographiée... et cela a été ma première photo de mode!
Regardiez-vous la peinture ?
Je n’ai jamais étudié la peinture, mais je l’ai toujours regardée. Mon père était médecin, nous avions des livres à la maison, et nos parents m’emmenaient voir des expositions. Ils ne collectionnaient pas, mais ils avaient juste le goût de l’art.
Et la littérature ?
La littérature est très importante dans ma vie. Dans ma jeunesse, je lisais des revues littéraires et des livres de poésie : Dante, Pétrarque, [Giacomo] Leopardi, [Eugenio] Montale, [Guiseppe] Ungaretti, [Charles] Baudelaire... Aujourd’hui, je lis encore de la littérature contemporaine. Erri De Luca est l’un de mes bons amis, tout comme Emanuele Coccia, un philosophe, presque un poète, avec qui j’ai fait un livre de correspondances, Lettres sur la lumière [Gallimard, 2024].
Avez-vous eu des maîtres en photographie ?
J’ai eu beaucoup de maîtres en photographie. Je suis complètement autodidacte. Je n’ai jamais fait d’école de photographie, j’ai appris en regardant. Erri De Luca me disait récemment que, pour apprendre à écrire, il faut lire. Je pense que l’on fait des photos à partir de photos, des peintures à partir de peintures et des livres à partir de livres. Ma première grande révélation a été la série de portraits photographiques Menschen des 20. Jarhunderts [Hommes du XXe siècle] d’August Sander, puis les photographies de Diane Arbus et de Robert Frank, devenu un véritable ami, tout comme Peter Lindbergh. J’ai aussi connu Guy Bourdin, mais nous n’étions pas proches de la même façon.
Qu’est-ce qui vous a conduit au monde de la mode ? Est-ce la rencontre avec Peter Knapp, le premier directeur artistique du magazine Elle ?
J’ai rencontré Peter Knapp en Italie. « Pourquoi ne viendrais-tu pas à Paris ? Tu pourrais être mon assistant », m’a-t-il dit. Je lui avais montré un petit dossier de photographies en noir et blanc que j’avais faites à Ravenne. Je suis parti pour deux semaines en 1973 et je suis resté 50 ans ! Je me suis approché de la mode par hasard, à travers des amis. J’ai découvert que la photographie permettait la créativité et l’élégance, et je me suis lancé.
Comment définissez-vous l’élégance dans une photographie ?
Prendre une photographie d’une personne nue est la façon la plus élégante de faire son portrait. L’élégance est pour moi l’élégance intime, pas celle d’un vêtement : l’élégance d’être, une présence.
Vos photos de nus, dans lesquelles vous rephotographiez des tirages en noir et blanc, comme une mise à distance, ressemblent à des dessins. Ils en ont la légèreté, la fugacité. La photographie devient une graphie...
Oui, il y a dans cette série Nudi comme un petit contour d’ombre dessiné au crayon autour des corps des mannequins. J’ai photographié Inès de La Fressange 1* ; à partir de là, j’ai adoré faire des nus, pas trop charnels, pas vulgaires ni érotiques. Ce sont des portraits très angéliques.
Vous dites que toutes vos photographies sont des portraits. C’est presque antinomique de ce que l’on imagine aujourd’hui comme la photo de mode. Comment concevez-vous ces portraits de mannequins ?
La photographie de mode est un double portrait : celui d’une femme qui porte une robe, et d’une robe qui porte une femme. C’est la résonance entre ces deux sujets qui crée la magie de la photo de mode.
À propos des collaborations que vous avez avec les couturiers, vous parlez d’« interprétation d’une partition ». Comment cela se traduit-il dans la réalité ?
On essaye d’interpréter son idée de la femme, de l’élégance, de la mode. Chaque couturier a sa maison, son style. Je ne « joue » pas Jean Paul Gaultier comme je « joue » Christian Dior ou Comme des Garçons. Il faut un autre orchestre, une autre lumière, un autre mannequin, un autre coiffeur, un autre maquilleur...
S’agissant des jeux de transparences que vous avez mis en place avec vos Polaroid, vous avez souvent parlé des mosaïques de Ravenne. Recherchez-vous, à travers les femmes que vous photographiez, l’hiératisme – et l’humanité – de l’impératrice Théodora ?
Il m’est très difficile d’analyser mon propre travail, mais il est certain que mes racines iconographiques et humaines sont très profondes. Elles surgissent dans mon travail tous les jours de façon plus ou moins consciente... et surtout inconsciente.
Vous étiez un habitué de la maison du styliste Azzedine Alaïa. Comment vous êtes-vous lié d’amitié avec lui ? L’évocation de votre Studio Luce, dans le 14e arrondissement de Paris, rappelle beaucoup l’atmosphère qui régnait dans sa maison, un lieu dans lequel les esprits se rencontrent...
J’avais des liens très forts avec Azzedine Alaïa. Je l’ai connu au début de ma carrière de photographe, quand il était encore installé rue de Bellechasse, dans le 7e arrondissement. J’ai commencé à photographier ses vêtements, nous avons beaucoup dîné, ri et chanté ensemble. Il était très attachant et touchant. Chez Azzedine, la cuisine était très importante, et chez moi aussi; un lieu de convivialité et de rencontre. Un soir, chez lui, à l’occasion d’un concert d’un musicien russe, il m’a dit avoir compris grâce à cette musique ces trois mots de la France : liberté, égalité, fraternité.
À propos d’autres couturiers qui ont également beaucoup compté pour vous, tel Rei Kawakubo de Comme des Garçons, ou Yohji Yamamoto, vous parlez de « partitions » diverses. Aviez-vous une méthodologie pour chacun?
Il ne s’agissait pas tellement de méthodes, mais de visions et de rêveries différentes. Azzedine Alaïa est parfois venu lui-même habiller des mannequins dans mon studio, c’était très beau de voir la façon dont il épinglait les robes, merveilleux même... Un peu comme un pianiste qui jouerait Mozart, avec Mozart dans la pièce pour tourner les pages de la partition. Avec Rei Kawakubo ou avec Yohji Yamamoto, c’étaient des cultures et des modes qui ne se ressemblaient pas. Yohji n’est jamais venu travailler avec moi dans mon studio, il m’envoyait les robes et je les photographiais. En revanche, John Galliano se déplaçait souvent chez moi. Certains couturiers aiment « mettre la main » dans mon studio et d’autres pas.
Leur faites-vous une place dans votre œuvre, comme deux créations qui s’entremêlent ?
Oui, dans le vif...
Votre vocabulaire s’est construit autour du studio, de la chambre, du Polaroid et de l’usage de la torche pour des jeux de lumière. Comment ces outils se sont-ils imposés à vous ?
La chambre s’est imposée, car elle est nécessaire au Polaroid grand format 20 × 25 cm, et je l’ai gardée par la suite. L’éclairage à la torche, ce n’est bien sûr pas moi qui l’ai « inventé », mais c’est moi qui l’ai appliqué de cette façon à la photo de mode. La première fois, je l’ai fait pour Comme des Garçons, et cela m’a beaucoup plu, cette lumière imprévue, mystérieuse, changeante.
Vous photographiez en noir et blanc votre studio, des nus, des visages de mannequins. Dans quelles circonstances choisissez-vous le noir et blanc ou la couleur ?
Le noir et blanc est une couleur, la couleur de la mémoire et des rêves. Il est moins réel que la couleur, plus intime que la couleur, qui est plus proche de la réalité. Mon rêve serait d’avoir un appareil de photographie que j’emporterais avec moi dans un rêve : le rêve dans le rêve ! J’ai le fantasme d’un appareil qui photographierait l’invisible, l’au-delà, des anges et des diables !
Vous associez votre studio à votre chambre d’enfant à Ravenne. Le même mot que la « chambre » photographique... Est-ce un monde intérieur, un paysage mental ?
Oui, le studio, c’est comme l’intérieur de ma chambre d’enfant à Ravenne et de ma chambre photographique. Le photographe doit être comme la surface sensible qui s’impressionne à la lumière.
Vous avez souvent parlé de l’« accident heureux ». S’agit-il d’une sorte de supplément de rêve ?
Oui, j’aime l’inexpliqué, la surprise, l’indéfini. Un jour, je discutais avec un journaliste à qui je disais aimer marcher à la recherche de la beauté sur cette ligne ambiguë entre beau et laid, entre lumière et ombre, masculin et féminin. Et il m’a répondu que c’était peut-être cette ligne la beauté que je cherchais...
Dans l’exposition, vous montrez vos cahiers avec des Polaroid collés et des notes à propos de chaque photo. Continuez-vous à travailler ainsi ?
J’aimais beaucoup faire cela, mais aujourd’hui, il y a les ordinateurs. C’étaient mes partitions, je notais ce que j’avais fait. Ce n’étaient pas des préparatifs, plutôt un journal de bord a posteriori, un journal des images. D’ailleurs, toute cette rétrospective au Palais Galliera est comme un journal. Je me suis beaucoup engagé dans sa conception. Quelqu’un m’a dit – et je l’ai pris pour un grand compliment – que cette exposition est comme un portrait de mon cœur, une volière remplie de papillons. Elle est née par exclusion. Je ne voulais pas faire un parcours strictement chronologique ni thématique, et l’on en est arrivé là.
Dans l’usage que vous faites de la feuille d’or et des transparences, il y a quelque chose de très pictural.
Oui, j’ai vraiment les mains sur le papier. Ce sont des Polaroid, dont la production s’est arrêtée en 2008, un « drame » industriel que j’ai vécu... Je crois que les techniques ne sont pas aussi importantes qu’on le pense. Ce n’est pas la technique qui détermine les photographes, mais les photographes qui déterminent la technique. Et l’âme du photographe survit aux astuces photographiques.
Y a-t-il pour vous une différence entre une image de commande et des travaux personnels ?
Non, toutes mes images sont des travaux personnels. Je travaille toujours pour moi.
Quel est le temps que vous passez à la sélection des images par rapport à la prise de vue ?
Je ne fais jamais l’editing en même temps que la prise de vue. Pour moi, le moment crucial où toute l’émotion peut se passer, où la magie peut arriver – ou pas –, est celui de la prise de vue. L’editing se fait en général un ou deux jours après, dans un état d’esprit complètement différent. Il arrive que je choisisse cinq images comme les plus belles, et cinq autres quelques jours plus tard. Ce sont des choix très subjectifs, qui dépendent de mes états d’âme. Il m’arrive même d’ouvrir des boîtes de Polaroid, de me dire que je n’avais pas vu telle image et de la trouver très belle.
Comment choisissez-vous vos papiers ? Avez-vous un tireur ou faites-vous vos tirages ?
J’ai fait des tirages en noir et blanc, mais il y a longtemps que je ne le fais plus. Mon fils l’a aussi fait pour moi. Aujourd’hui, j’utilise les laboratoires. À vrai dire, j’aime toutes sortes de papiers et de tirages, les tirages carbone, les Fuji Flex...
Les entretiens avec les mannequins, publiés dans le catalogue de l’exposition 2* disent beaucoup de vos processus de travail. Comment les choisissez-vous ?
C’est une relation humaine, une amitié photographique, une confiance qui s’établissent entre mon modèle et moi. Je leur demande une vraie participation, une rencontre, un échange d’émotions. Ce sont des amours platoniques très fortes. Cela ne passe pas beaucoup par les mots, mais par la prise de vue, par la présence, la façon dont je me tiens devant le sujet. Il y a quelque chose d’un peu magique, une sorte d’hypnose, de symbiose.
Quand on voit la photographie d’un faucon, que vous montrez à côté de celle d’une femme, il faut s’y reprendre à deux fois pour être sûr que le faucon n’est pas une femme. Photographiez-vous l’une comme l’autre ?
Pas vraiment, mais les deux sont des portraits. Le faucon est élégant, avec une belle robe ! C’est la même recherche de la beauté.
Et le livre de photographies, est-il pour vous une autre ligne de discours ?
J’ai appris la photographie dans les livres. Et j’ai une collection de livres de photo considérable. C’est pour cela que j’ai créé en 1999 la maison d’édition Stromboli. À la différence des magazines, chaque livre reste, comme une pierre posée le long du parcours.
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1* Il s’agit du premier portrait de la série Nudi commencée en 1983.
2* Sylvie Lécallier et Paolo Roversi (dir.), Paolo Roversi, Paris, Paris Musées, 2024, 208 pages, 45 euros.
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« Paolo Roversi », 16 mars - 14 juillet 2024, Palais Galliera – musée de la Mode de la Ville de Paris, 10, avenue Pierre-Ier-de-Serbie, 75016 Paris.