C’est une exposition qui fera date dans l’histoire de l’art. Et pourtant, il est dificile de la nommer… « Dancing with Deamons », « All my love spilling over », « What time is heaven »… son titre changera à plusieurs reprises, et de façon aléatoire, pendant toute sa durée. Pour peu que l’on en fasse deux fois de suite le tour, certaines œuvres sont susceptibles d’avoir été déplacées, enlevées ou ajoutées sous les yeux des visiteurs par l’équipe d’accrocheurs de la Fondation Beyeler, en gants blancs, qui semblent exécuter d’étranges chorégraphies. C’est une exposition comme un objet en mouvement perpétuel, presque un automate. Aux murs, aucun cartel, seul un petit livret permet de s’orienter au fil d’un parcours labyrinthique, dans lequel les salles ne portent pas de numéros, mais des lettres pour les désigner, afin de construire un vocabulaire et non un circuit avec un début et une fin.
CONCEPTION ORGANIQUE
À l’origine de ce processus parfaitement expérimental se trouvent plusieurs autres événements aux formats hybrides, tels que « Il Tempo del Postino » (2007), ou « To the Moon via the Beach » (2012) dans les arènes d’Arles, lors des Rencontres de la photographie, ou encore l’exposition de sculptures vivantes de Tino Sehgal organisée par la Fondation Beyeler et Art Basel, 14 Rooms (2014). Comme le raconte Hans Ulrich Obrist : « Sam Keller a eu l’idée d’un projet dans l’ensemble des espaces de la Fondation – dont il est le directeur –, et a construit une équipe avec Mouna Mekouar, Isabela Mora, Precious Okoyomon, Philippe Parreno, et Tino Sehgal et moi-même. »
Ce projet au temps long est aussi le fruit de la sédimentation du compagnonnage ancien entre ces artistes, ces commissaires, ces artistes-commissaires, qui ont déjà souvent collaboré à plusieurs reprises. Mouna Mekouar précise : « Nous nous sommes fixé trois règles : l’invocation d’artistes comme des esprits ou des démons (“Daemon” étant le nom du premier ordinateur), la porosité des œuvres entre elles et le mouvement permanent. » Il fallait inviter des artistes de générations et d’origines diverses, et mêler des travaux récents, existants ou produits pour l’occasion, à des pièces de la collection de la Fondation Beyeler. Pendant près de trois ans, les commissaires se sont réunis en visio chaque semaine afin de construire l’exposition de façon organique.
Ici, pas de différence entre l’intérieur et l’extérieur, car le jardin de la Fondation est également « investi » : on peut y voir par exemple une vidéo de Dominique Gonzales-Foerster, Untitled (nuage) (2024), réalisée à partir d’une image de l’un de ses rêves incrustée dans des images en direct du ciel au-dessus de l’écran; une serre conçue par Precious Okoyomon, the sun eats her children (2024), habitée de papillons et de plantes chatoyantes, mais vénéneuses, voire mortelles; une « tour » de Philippe Parreno, Membrane 2 (2024), inspirée par des arbres, une figure humaine ou un délirant manège de parc d’attractions, celui de Coney Island, à New York… Ici et là, déclenchés de façon indéterminée, des brouillards épais font apparaître et disparaître ces œuvres; ils sont « sculptés » par l’artiste japonaise Fujiko Nakaya, laquelle vient de fêter ses 91 ans. Ces brumes sont comme un fil rouge entre les œuvres, entre les espaces verts et les salles immaculées à travers lesquelles on les devine.
Car cette exposition d’été est conçue tel un organisme vivant. Passer une nuit au musée et mesurer ses rêves dans un lit animé de Carsten Höller avec Adam Haar (« Dream Bed »); utiliser tous les espaces de la Fondation habituellement non dévolus aux œuvres, depuis les casiers du vestiaire transformés en vitrines pour Dozie Kanu jusqu’à la green room métamorphosée en bestiarium numérique pour une drôle de petite tortue domestique de Ian Cheng; ajouter une bibliothèque sur le thème des quatre saisons, construite en papier mâché contenant des graines pour être recyclée en jardin par Federico Campagna et Frida Escobedo ; faire modifier les guichets d’entrée par Philippe Parreno, afin que les silhouettes des agents s’obscurcissent chaque fois qu’un visiteur approche… Telles sont les propositions des artistes pour réinventer le musée et participer à la réflexion largement menée dans le monde de l’art sur les musées du futur.
RENOUVELER NOTRE REGARD
C’est Tino Sehgal qui est l’auteur de l’accrochage et de son caractère évolutif – des clous sont d’ailleurs déjà plantés dans les murs en prévision des changements ou permutations à venir. Rapprocher des œuvres de provenances et d’époques diverses est une pratique qui a souvent cours dans les expositions, mais il est moins fréquent d’utiliser les œuvres comme de véritables figures interagissant les unes avec les autres, tels les personnages d’une pièce de théâtre, d’un film ou d’un opéra. Tino Sehgal a des partis pris audacieux, ainsi celui d’aligner par la ligne d’horizon des paysages de Vincent van Gogh, de Ferdinand Hodler, de Max Ernst et de Wolfgang Tillmans. Un peu plus loin, des figures debout d’Alberto Giacometti contemplent les trois volets séparés du triptyque de Francis Bacon. Les thèmes du rêve et de la modification des états de nos consciences apparaissent à plusieurs reprises, notamment dans la bouleversante vidéo d’Arthur Jafa, LOML (2022), à la mémoire de son ami Greg Tate, dans laquelle des halos se dessinent comme des ombres, alors que l’on est emporté par quelques notes de musique; ou encore dans la vidéo en 3D stéréo de Cyprien Gaillard, rendant hommage aux paysages du romantisme allemand de Caspar David Friedrich. This Joy (2020) s’intitule l’œuvre de Tino Sehgal dans laquelle des danseurs livrent une interprétation de l’Hymne à la joie (Symphonie no 9) de Ludwig van Beethoven. Il y a une forme de délectation à se laisser aller à ces expériences, qui nous mettent face à nous-mêmes et aux réalités du monde.
À la fin du parcours, une galerie de sculptures, inspirée de Pink Panther (1988) de Jeff Koons, se présente comme un véritable morceau de bravoure. Des œuvres sont exposées deux par deux et face à face, évoquant des conversations endiablées ou des amoureux enlacés : une tête de Pablo Picasso et une d’Alberto Giacometti, un (extraordinaire) plâtre de Max Ernst et un autre de Jean Arp, deux têtes de Thomas Schütte, deux œuvres de Louise Bourgeois… Les murs de cette vaste salle sont poncés, révélant la mémoire des lieux à travers les couches de peinture antérieures et irrégulières, dans un clin d’œil à l’œuvre de Pierre Huyghe, Timekeeper. Chaque geste affecte son environnement, le transforme, l’améliore, le décale, telle cette paroi poncée derrière The Painter (1977) de Duane Hanson, un peintre en bâtiment hyperréaliste appuyé contre un mur avec ses outils. L’espace s’offre ainsi comme le fond d’un kaléidoscope, au moment où des morceaux de verre se reflètent dans des pans de miroir et alors qu’un léger mouvement recompose entièrement le spectacle sous nos yeux. L’accrochage aborde des enjeux déterminants : qu’est-ce qu’un groupe d’artistes ? Des amitiés entre des artistes, et entre des œuvres ? Que seront les musées du futur ? Cette dernière question résonne avec le chantier du nouveau bâtiment de la Fondation Beyeler que l’on aperçoit dans le jardin. « Dancing with Deamons » est une exposition qui tente – et réussit – le pari fou de renouveler notre regard sur le monde.
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« Dancing with Deamons », 19 mai-11 août 2024, Fondation Beyele Baselstrasse 101, 4125 Riehen (Bâle), Suisse.