On se souvient, en 2018, de la tribune du collectif féministe La Part des femmes, mené par Marie Docher, qui dénonçait dans Libération le manque de représentation féminine aux Rencontres d’Arles. Ces temps sont révolus. Depuis son arrivée à la direction du festival de photographie en 2020, Christoph Wiesner affirme sa volonté d’accorder une place importante aux femmes : « bien que je n’aime pas le stéréotype, les faits sont simples : le retard est immense. Pendant si longtemps, tant de femmes sont restées dans l’ombre. Si certaines ont cessé leur activité, c’est aussi parce qu’elles n’avaient pas de champ de monstration, sans quoi elle ne pouvait prétendre à exister, ne serait-ce qu’économiquement. »
Cette année, ce retard se rattrape du côté du Japon. En cinquante-cinq ans de Rencontres d’Arles, seule une photographe japonaise, Rinko Kawauchi, a bénéficié d’une exposition, en 2004. Deux décennies plus tard, , tandis qu’Ishiuchi Miyako est lauréate du prix Kering Women in Motion, l’exposition « Quelle joie de vous voir » au Palais de l’Archevêché offre un contre-récit salutaire à une photographie nipponne qui semblait avoir oublié le pan féminin de son histoire. Des pionnières aux plus contemporaines, le parcours montre la variété de leurs approches. Les images du Mai 68 japonais de Hitomi Watanabe dialoguent avec des autoportraits de Mari Katayama pour qui photographie rime avec sculpture, couture et performance. L’intime est observé à travers l’objectif de Mikiko Hara ou Sakiko Nomura, tandis que Momo Okabe explore la question du genre dans des images crues aux couleurs expressives. Nombre de photographes trouvent aussi leur liberté dans l’expérimental, Mika Ninagawa ou Hiroko Komatsu, parmi elles.
Faisant écho à cette réécriture, une exposition venue du Festival Kyotographie met en avant six photographes pour qui le médium sert à transcender leur expérience personnelle de la société japonaise, dans une scénographie raffinée, signature de l’événement nippon (« Transcendance », Vague). La proposition la plus étonnante reste certainement celle qui donne à voir la vie quotidienne des amas, ces pêcheuses plongeant en apnée dans les eaux de la péninsule à la recherche d’algues et d’ormeaux. Une communauté vieille de 3 000 ans et exclusivement féminine, que le photographe amateur Kusukazu Uraguchi a côtoyée pendant plusieurs décennies (« Ama », Abbaye de Montmajour).
À quelques pas de l’Archevêché et plusieurs pieds sous terre, Sophie Calle laisse volontairement chancir certaines de ses œuvres. Soumis à l’humidité des cryptoportiques, sa poétique série sur les aveugles – déjà abîmée par un dégât des eaux – ainsi que plusieurs artefacts qu’elle ne voudrait pas voir survivre après elle se font memento mori. Sophie Calle incarne l’ouverture que Christoph Wiesner tient à souligner à travers les Rencontres : « il est essentiel à mes yeux de souligner ces passages d’un médium à l’autre que permet la photographie, qu’elle serve d’intermédiaire chez Sophie Calle ou de trace comme pour l’exposition "Wagon-Bar"… tout en continuant bien sûr de montrer des repères importants de l’histoire de la photographie. »
Parmi ces repères, la première rétrospective mondiale consacrée à Mary Ellen Mark fera date. Bouleversante, cette exposition montre le regard cru mais plein d’empathie que la photographe américaine posait sur des personnalités à la marge, qu’elle suivait pendant de longues périodes : les enfants sans abri ou handicapés, les victimes de la pauvreté rurale aux États-Unis, les prostituées de Falkland Road à Mumbai, mais aussi le monde circassien, les jumeaux ou les bals de promo, véritable rite de passage américain, ou encore Tiny, une jeune prostituée rencontrée en 1983 à Seattle, que Mark observera vieillir jusqu’en 2014. Dans un autre registre, Debi Cornwall livre un portrait glaçant des États-Unis qu’elle étend à la société occidentale. Entre camps d’entraînement à la guerre plus vrais que nature, rallyes de Donald Trump et héroïsation américaine dans les musées d’histoire, l’ancienne avocate spécialiste des droits humains interroge le rôle du « citoyen modèle » dans une société où l’entertainement tutoie la violence (« Citoyens modèles », Espace Monoprix). À l’église des Frères-Prêcheurs, Cristina de Middel s’inspire quant à elle du Voyage au centre de la Terre de Jules Verne pour transformer le parcours migratoire du Mexique aux États-Unis en une épopée héroïque. Mêlant photographie documentaire, images factices et artefacts dans une scénographie forte, la photographe de Magnum dresse un portrait du migrant à rebours de celui dominant les médias. Aux États-Unis toujours, le photographe français Nicolas Floc’h explore ce vaste territoire au fil de son célèbre fleuve, le Mississippi, dans des images en noir et blanc classiques, ponctuées par des clichés étonnants, des vues subaquatiques colorées, à la limite de l’abstraction (un projet soutenu par la Villa Albertine).
Ces approches documentaires originales ne sont pas sans évoquer la riche collection de la Fondation A consacrée à la « photographie documentaire conceptualisée » et dont une exposition à la Mécanique Générale permet de prendre toute la mesure. À sa suite, une rétrospective nous plonge dans l’approche iconoclaste du photographe chinois Mo Yi dont les clichés de rue expérimentaux cristallisent une société chinoise en pleine mutation à la fin du XXe siècle (« Manège Fantôme »). L’intelligence artificielle a sa place dans une photographie documentaire conceptualisée, en témoigne le « Fermier du Futur » de Bruce Eesly (Croisières) ou encore le lauréat de cette édition du Prix Découverte de la Fondation Louis Roederer, François Bellabas et son installation autour des incendies ayant meurtri la Californie en 2016.
Pour les prochaines éditions, Christoph Wiesner entend continuer d’élargir notre compréhension du médium photographique et d’ouvrir le festival aux minorités culturelles : « Je pense par exemple aux communautés afros au sens large ou bien à la communauté LGBTQI+. C’est magnifique, car il y a encore tant de choses à faire que nous avons un beau champ d’action. »
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« Rencontres de la photographie d’Arles : Sous la surface », du 1er juillet au 29 septembre 2024, divers lieux, 13200 Arles