Nichée dans l’enceinte de l’hôtel d’Assézat, au cœur de la « ville rose », la Fondation Bemberg a rouvert ses portes en février 2024, après trois années de travaux. Une muséographie repensée permet de redécouvrir les trésors de sa collection, constituée par le mécène argentin Georges Bemberg (1915-2011) au cours d’une vie de passion pour les arts qui l’a amené à réunir plus de mille œuvres, allant de la Renaissance italienne au début du XXe siècle. La Fondation dévoile également un nouvel espace polyvalent qui lui permettra désormais de programmer des manifestations sans avoir à décrocher les œuvres des murs de ses salles permanentes.
UNE COLLECTION REMARQUABLE
Inaugurer cet espace avec un accrochage consacré à la photographie latino-américaine est un parti pris d’Ana Debenedetti, directrice de la Fondation Bemberg depuis 2022. Cette dernière voulait proposer un événement en décalage avec la programmation précédente, plus traditionnelle. Elle souligne que « la collection Bemberg présente presque tous les savoir-faire et techniques, sauf ceux de la reproduction multiple, à savoir la gravure et la photographie ». Les 200 œuvres sélectionnées pour « Les Paradis latins : étoiles sud-américaines » par son commissaire Alexis Fabry donnent le change. Embrassant un siècle de production, de 1910 à nos jours, ces images nous transportent du Mexique à l’Argentine à travers une dizaine de pays.
Ces 200 clichés ne sont qu’un échantillon de la vaste collection de Leticia et Stanislas Poniatowski, dans laquelle les œuvres se comptent par milliers. Leur sympathie pour ces pays s’explique par la nationalité argentine de Leticia et les racines de Stanislas – une partie de sa famille a émigré au Mexique au début du XXe siècle. Le couple a réuni, en vingt ans, un des plus importants ensembles de photographie latino-américaine, contribuant ainsi à mettre en lumière son histoire. Un projet à six mains, brillamment mené par Alexis Fabry, sollicité par les collectionneurs pour constituer cette belle galerie : « Nous avions une façon particulière de travailler. Le domaine était alors largement inexploré. Je me rendais tous les mois dans plusieurs pays d’Amérique latine et y faisais des découvertes. Nous avons tous les trois appris l’histoire de la photographie latino-américaine à travers la construction de cette collection. »
UNE GRANDE LIBERTÉ
Prenant pour fil rouge le corps et l’identité à travers le prisme du glamour, Alexis Fabry a imaginé une exposition immersive, sans parcours, renvoyant à cette idée de glanage. Quelques ensembles visuels surgissent çà et là – comme les pin-up, les portraits studio, la fête et la danse, ou un bel accent consacré à la militante LGBTQI+ Terry Holiday –, mais l’impression qui demeure est celle d’un éclectisme fort, un kaléidoscope démontrant la richesse de la photographie latino-américaine. Celle-ci brille par la grande liberté avec laquelle ses adeptes l’ont approchée, contrastant avec le contexte historique et la dictature qu’ont subie nombre de ces pays. L’art agit comme exutoire. Nombreux sont ceux devenus photographes en raison d’un besoin viscéral de s’exprimer, face au carcan et à la violence politique de leur pays.
La plupart sont autodidactes et ne connaissent pas le poids du canon académique, recourant à toutes sortes d’expérimentations. À Santiago, Leonora Vicuña capture les quelques étincelles de vie échappant à la sombre emprise de la dictature chilienne : bars, restaurants, dancings où les danseurs côtoient des buveurs, des poètes et des travestis. Ces images, elle les rehausse au crayon de couleur. Dans l’exposition « Les Paradis latins », les tirages sont peints, coloriés, brodés, déchirés, brûlés ou froissés. Le manque de moyens encourage les artistes à explorer les supports et les techniques d’impression. Au Mexique, Guadalupe Sobarzo s’essaie par exemple à la xérographie. Sandra Llano-Mejía, elle, pioche dans la presse de l’époque pour découper et coller son florilège de bullet bras (soutiens-gorge en forme d’obus des années 1950). Et lorsque la technique est plus « directe », elle se dote d’une recherche conceptuelle ou critique – comme chez Kattia García Fayat dont les portraits de mariage sont nés d’une volonté d’affirmer un regard féminin, alors peu courant dans la photographie cubaine –, ou encore d’un goût pour l’humour et l’excentricité dont se saisit par exemple la Mexicaine Yvonne Venegas lorsqu’elle immortalise María Elvia, l’épouse de l’ancien gouverneur de Tijuana, avec un coq dans les mains.
Cette liberté par rapport au médium se traduit également par ce qu’Alexis Fabry considère comme une des caractéristiques principales de la création latino-américaine : la porosité qu’elle instaure entre « la haute et la basse culture ». Samba ou tango, mélodrame et soap opera, photographie vernaculaire et folklore local… tous ces éléments de la culture populaire dialoguent avec le grand récit de l’histoire des arts. Cette hybridité se retrouve notamment dans la multiplicité de références que les artistes insèrent dans leurs images, lorsque, par exemple, le Colombien Álvaro Barrios se met en scène en Rrose Sélavy dans un hommage à Marcel Duchamp, ou lorsque le Mexicain Adolfo Patiño met à l’honneur la Vénus de Sandro Botticelli, sur fond de couchers de soleil sur l’eau de cartes postales glanées aux puces.
« Les Paradis latins » est une anthologie étonnante qui nous plonge dans l’histoire foisonnante de la photographie latino-américaine, sans vraiment nous la raconter. Le visiteur progresse au gré des images qui attirent son regard, plutôt qu’une chronologie ou une trame critique. Il se nourrit de cette infinité de langages visuels et se laisse surprendre par les multiples niveaux de lecture.
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« Les Paradis latins : étoiles sud-américaines. Collection Leticia et Stanislas Poniatowski », 7 juin-3 novembre 2024, Fondation Bemberg, hôtel d’Assézat, place d’Assézat, 31000 Toulouse.