On ne peut dissocier l’engagement politique de William Kentridge de son histoire familiale parce que, comme le souligne son ami et interlocuteur privilégié Denis Hirson, « nous sommes tous deux originaires de familles juives d’Europe de l’Est, chez lesquelles la culture et les valeurs humanistes étaient tenues en très haute estime. La religion, pour autant qu’on l’ait pratiquée, était réduite à la portion congrue. Par contre, dès notre plus jeune âge, on nous a inculqué une conscience politique, accentuée par les réalités sociales de l’Afrique du Sud » (1).
Cette conscience politique des réalités sociales est omniprésente dans l’œuvre de Kentridge dont elle constitue l’un des fils rouges, sans ostentation cependant. Il y est tour à tour question de migrations, de l’oppression des peuples, de problématiques raciales et de luttes postcoloniales, mais aussi de la transmission de l’histoire et du rôle que l’artiste peut jouer dans la société à ce propos.
Plusieurs niveaux de lecture s’y imbriquent, selon la spécificité de ses pratiques multidisciplinaires, qu’il s’agisse de peintures, de fusains, de gravures, de collages, d’installations, de films d’animation, de tapisseries, de masques, de scénographies d’opéra ou de musique. Toutes ces disciplines sont présentes dans l’exposition de LUMA Arles, intitulée « Je n’attends plus ». Il faut la parcourir comme une expérience sensorielle à part entière, puisque le visiteur est plongé dans la scénographie même de cette œuvre foisonnante, qui se révèle beaucoup plus homogène que ce que l’on pourrait imaginer. Kentridge y développe ce style graphique et sonore qui lui est propre, tout comme les grands questionnements sociétaux auxquels il se confronte.
Le regard est immanquablement attiré par les deux monumentales fresques cinématographiques qui courent sur le mur du fond, comme un rideau de scène processionnel : la fascinante parade de More Sweetly Play the Dance, de 2016, probablement l’un de ses chefs-d’œuvre. Mêlant dessins animés et vidéos, cette projection démesurée soutenue par une bande sonore envoûtante reflète les contradictions entre la vie et la mort et parle avant tout du destin de l’humanité. L’autre projection, Oh To Believe In Another World, de 2022, marque le retour de Kentridge sur l’œuvre du compositeur russe Dimitri Chostakovitch, dont il avait réalisé la mise en scène du Nez à Aix-en-Provence en 2011. C’est l’occasion pour lui de revisiter, à travers la vie du musicien, les avant-gardes qui ont jalonné l’art européen du siècle dernier, du constructivisme russe au surréalisme, en passant par le cubisme et le dadaïsme. Autrement dit, il aborde là l’histoire de l’Europe – plus particulièrement celle, des plus discutables, de l’Union soviétique – sous tous ses aspects politiques, sociaux et artistiques, en reconsidérant de manière subtile « les idéologies politiques, le rôle des artistes dans la société et la possibilité des utopies dans un monde où tant ont échoué ».
Ce sont ces mêmes préoccupations que l’on retrouve dans son opéra de chambre The Great Yes, The Great No, une création mondiale commandée par la Fondation LUMA et jouée dans la Grande Halle du Parc des Ateliers du 7 au 10 juillet 2024 (une tournée européenne est prévue dans les mois à venir). Cette œuvre est basée sur un moment historique : en mars 1941, un cargo quitte Marseille pour la Martinique avec à son bord plusieurs artistes et intellectuel(le)s fuyant le régime de la France de Vichy. On y trouve André Breton, Claude Lévi-Strauss ou le peintre cubain Wifredo Lam. Kentridge s’en est inspiré pour aborder, de façon féerique et dans un esprit surréaliste, ses thèmes de prédilection : le déplacement, la migration, l’esclavage ou encore l’identité. Pour ce faire, il n’hésite pas à convoquer Charon, le passeur des Enfers, promu capitaine de cette expédition déjantée, où il intègre aussi, parmi bien d’autres, des représentants de l’anticolonialisme comme Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Frantz Fanon ou les sœurs Nardal. Mais on y croise aussi Joséphine Baker ou Léon Trotski, tandis que le titre de l’opéra provient d’un poème de Constantin Cavafy. Le temps du voyage de cette nouvelle arche permet de refaire le monde par le biais d’un regard non occidental et décentré, soutenu par un orchestre et des choristes sud-africains de premier plan, à l’instar de toute cette programmation sur Kentridge.
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« William Kentridge. Je n’attends plus », jusqu’au 12 janvier 2025, LUMA Arles, La Mécanique Générale, 35 avenue Victor Hugo, 13200 Arles
(1) À pas de panthère. Dix conversations entre William Kentridge et Denis Hirson, Paris, Éditions Dilecta, 2021.