Comment un tel bijou – en l’occurrence le cimetière de la Chacarita, à Buenos Aires (Argentine) – a-t-il pu rester aussi longtemps sous le radar des amateurs d’architecture moderne ? Espérons que la réponse ne soit pas uniquement parce que son auteure, Itala Fulvia Villa (1913-1991),était une femme, l’une des premières architectes argentines. Certains, jadis, ont attribué l’œuvre à… Clorindo Testa, un pionnier porteño du brutalisme ?
Chacarita Moderna, la nécropole brutaliste de Buenos Aires de Léa Namer remet les pendules à l’heure. Cet ouvrage est le résultat d’une enquête de dix ans qui a débuté par un coup de cœur pour ce lieu que cette architecte française découvre en 2014, comme elle l’écrit dans un premier chapitre intitulé « Lettre à Itala » : « Tout à coup, l’immensité du ciel s’impose à nous. Nous nous trouvons face à une énorme étendue d’herbe sur laquelle d’intrigantes toitures en béton semblent flotter ici et là, comme en lévitation. J’ai l’impression de percevoir la cime d’un arbre qui aurait grandi sous terre. Je me penche et découvre, ébahie, l’existence de deux niveaux souterrains sous mes pieds, je découvre ton Sexto Panteón ».
Ce Panthéon – plus de 9 hectares – est une ville dans la ville, une nécropole souterraine similaire aux anciennes catacombes, « la première et la plus vaste expérimentation d’architecture moderne appliquée au domaine funéraire ».
NAISSANCE DE LA NÉCROPOLE BRUTALISTE
En 1949, lorsque la municipalité lance la construction du Sexto Panteón, elle y prévoit environ 150 000 sépultures : 96 000 niches pour cercueils, 7 000 pour les ossements, 42 000 pour les urnes. Les travaux se dérouleront en trois phases, jusqu’en 1966. Diplômée « arquitecta » – le mot, à l’époque, n’existe pas encore – en 1935, Itala Fulvia Villa intervient alors que trois galeries souterraines sont déjà achevées, mais bouscule aussitôt le plan initial en creusant un niveau supplémentaire, introduisant, de fait, une typologie de cimetière vertical. Mieux encore, elle s’éloigne allègrement du style classique du projet originel, opte pour le béton brut et met en scène, de manière magistrale, la descente dans l’inframonde. Itala Fulvia Villa façonne avec ardeur sa modernité : superposition des niches funéraires, éclairage naturel grâce à une vingtaine de patios à double hauteur, escaliers surdimensionnés et multiples claustras qui jouent avec l’ombre et la lumière, le tout dégageant, au niveau du sol, un parc paysager duquel émerge une dizaine d’édicules sculpturaux, logeant les circulations verticales vers les galeries souterraines. « Le style brutaliste et la liberté plastique du béton te permettent d’invoquer une nouvelle esthétique funéraire ainsi qu’une monumentalité nécessaire à un lieu de recueillement. À travers le répertoire de formes et de texture de la matière mise à nu, je ressens l’attention particulière que tu apportes aux visiteurs de ta nécropole », savoure Léa Namer.
L’ouvrage est riche de documents graphiques (plans, coupes, élévations), d’une analyse de l’évolution du cimetière au fil du temps (1892-2024), d’un essai de l’historienne de l’architecture Ana Maria Leon sur le modernisme sud-américain dans les décennies 1930 à 1950, de portraits d’Itala ou de clichés de chantier, ainsi que d’une vaste campagne photographique du lieu tel qu’il est aujourd’hui par Federico Cairoli. Trois entretiens avec des cuidadores – personnes chargées par des particuliers d’entretenir les tombes de leurs défunts – partageant leur rapport à la mort et leur perception de cette architecture singulière complètent l’ensemble.
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Léa Namer, Chacarita Moderna. La nécropole brutaliste de Buenos Aires, Paris, Building Books, 2024, 224 pages, 35 euros.