Le titre de cette édition «Pansori, a Soundscape of the 21st Century» se réfère à une forme musicale coréenne traditionnelle. Pouvez-vous nous expliquer ?
Le pansori est apparu près de Gwangju, en Corée, à la fin du XVIIe siècle, pour accompagner les rituels chamaniques. En coréen, pan signifie le « marché, la place publique », et sori, le « bruit » ou la « rumeur ». On pourrait ainsi traduire pansori par « le son public » ou encore « la voix des subalternes ». En effectuant des recherches, j’ai découvert un film d’Im Kwon-taek, La Chanteuse de pansori [1993], qui raconte l’histoire d’un vieux maître du pansori essayant de transmettre son art à ses enfants. Je me suis rendu compte que son vrai sujet, c’était l’espace, les paysages désertiques de la Corée d’après-guerre. Le pansori est devenu une image directrice, qui exprime les deux aspects de l’exposition : le son et le territoire. J’aime ancrer une thématique générale dans des références locales. Je cherchais un angle vernaculaire qui me permette d’aborder mon sujet, la question de la relation des artistes d’aujourd’hui à l’espace. En 2014, à Taipei, j’ai instauré un cycle d’expositions autour de l’Anthropocène avec « The Great Acceleration*1 »; le dernier épisode en date était « Planet B*2 », à Venise, en 2022, sur la notion
du « sublime ».
Mon travail de commissariat depuis trente ans a souvent tourné autour de la musique (à 20 ans, j’étais percussionniste dans un groupe); l’image du pansori me permet de traiter un thème complexe tout en le décalant, en lui ajoutant
l’élément sonore. Et même si les Occidentaux ne le connaissent pas, le pansori peut parler à tout le monde : c’est une sorte d’archétype, un opéra minimal.
En quoi consiste la dimension opératique de l’exposition ?
Il s’agit de superposer les territoires du visuel et du sonore. L’exposition est conçue comme un espace de dialogue entre son et image. Elle est structurée en trois parties, trois motifs sonores qui correspondent à trois types d’espace : l’effet Larsen, qui naît d’une trop grande proximité entre deux émetteurs, traduit la saturation, le manque d’espace; la polyphonie, c’est l’entrelacement de plusieurs sources, et, ici, la manière dont les artistes donnent une voix au végétal, au minéral, à la machine, à tout ce qui n’est pas humain; enfin, le son primordial, celui du big bang, que la tradition hindoue appelle « Om », renvoie à la recherche d’un ailleurs chez les artistes contemporains – qu’il se trouve dans l’infiniment grand, c’est-à-dire la dimension cosmique, ou dans ce que j’appelle le « regard moléculaire ». Au fil du parcours, qui est assez dirigé, on passe d’un premier étage très urbain, saturé et assez claustrophobique, à un espace très ouvert, comme une étendue désertique jalonnée d’oasis. Plus concrètement, on entre dans l’exposition en traversant un long tunnel où l’on est plongé dans une pièce sonore d’Emeka Ogboh, basée sur un enregistrement effectué dans les rues de Lagos [Nigeria], et l’on en sort par un étage dédié au minuscule, au microscopique. Dans toute l’exposition, j’essaie de faire en sorte que les sons débordent les uns sur les autres, contrairement à la logique du « black box ».
Vous proposez une réflexion sur notre relation à l’espace : à quels espaces physiques et symboliques vous référez-vous ?
L’espace est un thème apparemment plat et banal. Mais ce qui m’intéresse ici, c’est qu’il constitue un sujet commun pour un physicien quantique ou un chauffeur de taxi. Et la question pour moi fondamentale est : comment le changement climatique affecte-t-il notre rapport à l’espace ? De la montée des océans à la crise du logement, des migrations climatiques à la bétonisation de la planète, c’est la problématique de l’espace – celui des espèces vivantes et de leurs écosystèmes – qui concentre tous les enjeux de l’Anthropocène. Et ses enjeux politiques, également.
Dans l’essai vidéo que j’ai tourné pour la Biennale, j’ai demandé à une actrice coréenne de lire un passage de l’essai de Virginia Woolf, A Room of One’s Own [Un lieu à soi, 1929]. Elle y résume les luttes féministes par l’accès à l’espace social. La philosophe Vinciane Despret, qui prolonge la « théorie de la ritournelle » de Gilles Deleuze et Félix Guattari, montre comment les oiseaux délimitent leur territoire en chantant. On peut relier cette idée à l’image de migrants qui emportent avec eux leur territoire sonore, qui vont « replanter » leur tradition musicale ailleurs. Il y a beaucoup de références à la migration au sein de l’exposition : dans les peintures d’Alex Cerveny, dans les installations de Mira Mann, Gaëlle Choisne ou Na Mira…Mais le rapport au sol géologique l’est tout autant, comme dans les projets de Sung Tìeu, Lucy Raven, Yuyan Wang ou Andrius Arutiunian, qui abordent tous la question de l’extractivisme. Enfin, je n’oublie pas que l’art constitue lui aussi un espace spécifique…
Il y a certains artistes avec lesquels vous avez travaillé à plusieurs reprises, et d’autres moins. Comment avez-vous composé votre liste ?
Le grand Harald Szeemann, que je voyais au Café Beaubourg, à Paris, à la fin des années 1990, m’a un jour donné un conseil que j’ai toujours suivi. Il m’a confié que, pour les expositions de groupe importantes, il divisait la liste en trois : un tiers d’artistes confirmés ou historiques, un tiers d’artistes émergents… et un tiers d’ami·es. Il entendait par là des artistes « compagnons de route », avec lesquels il avait construit des liens durables. À Gwangju, ce dernier tiers est représenté par Philippe Parreno, Liam Gillick, Angela Bulloch, que je retrouve après une longue période, et qui figurent rarement dans ce type d’expositions. Il y a aussi Ambera Wellmann ou Max Hooper Schneider, dont j’avais programmé des expositions personnelles à Montpellier. Mais une biennale est toujours l’occasion de travailler avec de plus jeunes artistes, de faire connaissance avec une œuvre. Je pense à Jura Shust, Amol K Patil, Na Mira, Kandis Williams, Noel W. Anderson, Brianna Leatherbury… Sans oublier deux peintres extraordinaires, Beaux Mendes, héritier transgenre d’une longue lignée de rabbins, ou Dominique Knowles, qui montre ici une peinture de 30 mètres de long…
Pourriez-vous évoquer quelques œuvres produites pour la Biennale ?
Je cite celles qui me passent par la tête… Marguerite Humeau présente une œuvre vraiment ambitieuse, mêlant les pulsations du pansori aux stromatolites, des formes de vie primitives; Hyewon Kwon, qui a travaillé dans des caves sous-marines sur l’île de Jeju, en Corée du Sud, montre comment on utilise le son pour mesurer scientifiquement un espace plongé dans l’obscurité. Max Hooper Schneider aménage une gigantesque installation-écosystème, et Oswaldo Maciá a parcouru le monde entier pour enregistrer le vent dans différents déserts.
L’exposition se prolonge dans la ville : sous quelle forme ?
Étant donné la taille de Gwangju, je ne voulais pas éparpiller l’exposition. J’ai organisé une seconde partie à Yangnim. Dans ce quartier historique, le lieu d’installation des missionnaires chrétiens, une œuvre de Saâdane Afif « dérive » dans la ville à partir d’un commissariat de police désaffecté; y est également proposée une magnifique installation sonore de Marina Rosenfeld. Mais l’exposition principale irrigue également Gwangju, comme les sculptures de Franck Scurti produites à partir de déchets provenant des décharges de la ville. Enfin, un restaurant, le Madang food lab, ouvre pendant toute la durée de la Biennale. Aux fourneaux, Gilles Stassart, qui tient une sorte de pizzeria expérimentale sur l’île de Sado, au nord-ouest du Japon, propose ici un menu où les clients doivent choisir les composants un à un.
Comment percevez-vous la scène artistique coréenne actuelle ?
La Corée est un pays assez « radicant*3 », si je puis dire… Deux tiers des habitants sont de religion chrétienne, un tiers bouddhiste. Leur identité est celle d’un pays qui a longtemps été envahi par ses voisins, qui sait les inclure et qui se voit dans le présent. Ce qui explique la popularité de sa K-pop*4 et de son cinéma. La Biennale présente douze artistes coréens, dont Haneyl Choi, qui a une réelle envergure internationale, mais aussi des artistes de Gwangju, comme Jayi Kim, qui distille des herbes cueillies dans les 100 mètres autour du lieu d’exposition…
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*1 « The Great Acceleration », Biennale de Taipei, 13 septembre 2014-4 janvier 2015, Taipei Fine Arts Museum, Taïwan.
*2 « Planet B. Climate Change and the New Sublime », 59e Exposition internationale d’art – La Biennale di Venezia, 23 avril-27 novembre 2022, Palazzo Bolani, Venise, Italie.
*3 Les radicants sont des plantes qui font pousser leurs racines au fur et à mesure qu’elles avancent. Voir l’essai de Nicolas Bourriaud, Radicant. Pour une esthétique de la globalisation, Paris, Denoël, 2009. Radicants est aussi le nom de la « coopérative curatoriale » internationale créée par Nicolas Bourriaud et lancée en janvier 2022.
*4 Abréviation de Korean pop, musique pop coréenne.
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15e Biennale de Gwangju, « Pansori, a Soundscape of the 21st Century », 7 septembre - 1er décembre 2024, divers lieux, Gwangju, Corée du Sud.