Il est des expositions qui sont un rêve de commissaire, un musée imaginaire que l’on aimerait voir se concrétiser : « Voir le temps en couleurs » est l’une d’elles. Après 236 expositions pour les Rencontres d’Arles, indique-t-il, Sam Stourdzé pensait n’avoir plus rien à dire sur la photographie. Demeurait pourtant l’idée d’une promenade à travers l’histoire du médium racontée par le biais des trois grands défis qui ont animé ses acteurs : fixer l’image, fixer le temps, fixer la couleur. Trois défis techniques qui naissent avec l’invention de la photographie et dont chaque étape s’accompagnera d’avancées esthétiques. Le directeur de la Villa Médicis, à Rome, a cet angle d’attaque en tête lorsqu’il sélectionne les 250 œuvres pour le Centre Pompidou-Metz. Loin d’une réécriture, l’événement a été pensé comme une « grande promenade esthétique et subjective » au sein de l’histoire de la photographie, dont les thèmes majeurs sont un prétexte à des rapprochements originaux et poétiques.
La "quête de voir"
Le parcours en trois chapitres – correspondant aux trois défis – se déploie en dix-sept salles, des « expositions dans l’exposition » racontant chacune une petite histoire du grand récit photographique. On observe ainsi comment la technique fut d’abord utilisée pour reproduire des œuvres d’art, La Joconde notamment, dont Gustave Le Gray a épuisé le modèle jusqu’à être au plus près de ses tonalités. Plus loin, des images de Constantin Brancusi montrent comment ce dernier travaillait la composition et la lumière pour que ses clichés créent une vision parallèle de ses sculptures, dépassant la simple représentation. Une autre salle relate encore la conquête du monde en couleurs que le banquier et mécène Albert Kahn entreprend en 1912 avec son grand projet documentaire destiné à constituer les « Archives de la Planète » en 72 000 autochromes.
Plusieurs de ces autochromes sont reproduits dans l’exposition et dialoguent avec d’immenses tirages de Laure Tiberghien. Depuis quelques années, la photographe française révèle la surface sensible du monde à travers un processus combinant les effets du temps, de la lumière et de la chimie. Ses œuvres d’une grande richesse chromatique vont bien au-delà de la photographie, puisque l’artiste va chercher l’image dans la matière même. Ce dialogue entre recherches primitives et expérimentations contemporaines se poursuit tout au long du parcours. Cette confrontation des temporalités, montrant comment la « quête de voir » qui animait les premiers photographes continue d’exister aujourd’hui sous bien des formes, constitue une des forces de l’exposition. Ainsi, tandis que le physicien allemand Wilhelm Röntgen découvre les rayons X à la fin du XIXe siècle ou que, trois décennies plus tard, la photographe française Laure Albin Guillot utilise des vues microscopiques de cellules végétales et minérales à des fins décoratives, le plasticien Dove Allouche réalise des images à partir de fines lamelles de roche sédimentaire, faisant entrevoir « les potentialités encore inexplorées du médium photographique ».
Un florilège de chefs-d'œuvre
Si cette exposition était jusqu’ici confinée au statut de simple idée, c’est surtout parce qu’elle réunit un nombre inédit de chefs-d’œuvre. En atteste un superbe mur faisant dialoguer les Constellations de l’Allemand Thomas Ruff avec les premières photographies de la Voie lactée fixées par les astronomes français Paul et Prosper Henry à la fin du XIXe siècle – «un rêve [nourri] depuis trente ans » par Sam Stourdzé. Tout comme les clichés spectaculaires du mont Blanc pris par les frères Bisson entre 1855 et 1862, les images spatiales participent à l’émergence de la notion de preuve photographique : sans ces captures, comment témoigner de notre conquête du ciel ou des sommets ? Sam Stourdzé réalise encore un rêve lorsqu’il accroche dans une même salle les marines de Gustave Le Gray et les poétiques Seascapes de Hiroshi Sugimoto. À plus d’un siècle d’écart, les deux photographes tentent chacun de saisir la mer et le ciel dans un même cadre. Le Français les réunit par le biais du montage, combinant deux négatifs, quand le Japonais ralentit le temps à travers des poses longues.
Parmi ce florilège de chefs-d’œuvre, mentionnons la série de Saul Leiter issue de la remarquable Collection Bachelot. Ce n’est que dans les années 1990 que l’œuvre du photographe américain est redécouverte, et ce, grâce à son travail en couleurs. Qu’il capture un papier peint, une silhouette nue derrière un rideau ou des passants dans la rue, le sens de la couleur et de la forme de Saul Leiter force à la contemplation. Si la couleur fut longtemps « boudée » par les artistes et laissée aux amateurs ou à la presse, l’histoire du médium a fini par révéler que beaucoup de photographes l’employaient. Yevonde Middleton – autre artiste récemment redécouverte, qui fait ici face à Saul Leiter – a produit dans les années 1930 un corpus étonnant, en couleurs lui aussi, grâce au procédé Vivex (procédé couleur mis au point au début des années 1930 par la Colour Photography Ltd de Willesden (Londres), permettant une retouche quasi infinie. Il est abandonné en 1939 à la fermeture de la société) dont elle faisait usage. Pour ses portraits, la photographe britannique déguisait ses sujets : l’acteur John Gielgud en Richard II, tout d’or vêtu ; ou la chanteuse Gertrude Lawrence, devenue « muse de la comédie » dans sa série Goddesses (« Déesses »), une satire surréaliste de la bourgeoisie féminine en Angleterre.
La dernière salle du parcours inverse les rôles en réunissant plusieurs toiles de l’artiste allemand Gerhard Richter, lequel préfère peindre d’après des photographies pour ne pas se laisser « contaminer par la subjectivité du réel ». Cent ans après les reproductions de La Joconde, c’est la peinture qui tente de reproduire la photographie. Cette conclusion pour le moins cocasse répond à une réflexion du commissaire : « La force d’une photographie a souvent été évaluée par des comparaisons à la peinture, mais j’espère que nous pourrons un jour dire d’une peinture qu’elle est aussi belle qu’une photographie. »
Si cette grande exposition retrace maintes découvertes, le visiteur sera surtout subjugué par la beauté des images qui en sont nées. La leçon d’histoire est transcendée, ici, par le regard de Sam Stourdzé pour devenir un long poème photographique, une ballade autant qu’une balade, qui montre comment les avancées techniques ont ouvert bien des mondes et permis la création de chefs-d’œuvre esthétiques. Un bel hommage à l’art de la photographie, reconnu comme tel depuis seulement vingt ans.
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« Voir le temps en couleurs. Les défis de la photographie », 13 juillet-18 novembre 2024, Centre Pompidou-Metz, 1, parvis des Droits-de-l’Homme, 57020 Metz, centrepompidou-metz.fr