Vous souvenez-vous de vos premières émotions artistiques ?
Depuis mon plus jeune âge, j’ai une fascination pour toutes les périodes de l’histoire de l’art. Enfant, je collectionnais assidûment les points des tablettes de chocolat Silva qui me permettaient de commander des livres sur la peinture, sur lesquels je collais avec soin des images. J’avais une prédilection pour les ouvrages consacrés à la Renaissance et à la peinture néerlandaise du XVIIe siècle. Je les conserve au sein de mon immense bibliothèque, actuellement en dépôt et dont je ne sais pas encore ce que je vais faire.
J’étais très mauvais élève, mais la seule discipline dans laquelle je brillais était le dessin. Bien que personne dans ma famille ne travaillât dans le domaine de l’art, mes parents s’y intéressaient, et grandir à Bâle, une ville très ouverte à l’art, a laissé une empreinte indélébile sur ma vie. Le Kunstmuseum reste l’un de mes musées favoris. Sa collection de maîtres anciens est impressionnante, et la collection d’art moderne rivalise, à mon avis, avec celle du MoMA [Museum of Modern Art], à New York.
Avoir été un artiste, est-ce un atout pour devenir marchand d’art ?
L’adolescence est une période décisive. Pour ma part, ma vie entière n’a été qu’une tentative de poursuivre les rêves qui m’ont animé adolescent. Mes passions – l’art, la musique, le football – m’ont guidé depuis lors. Attention, ne vous méprenez pas, je suis la personne la moins sportive que vous ayez jamais rencontrée, mais je considère qu’un grand joueur est aussi un artiste.
J’ai découvert qu’énormément de mes collègues, qu’ils soient galeristes, conservateurs ou directeurs de musée, ont nourri le rêve de devenir artistes dans leur jeunesse. Il serait d’ailleurs possible d’imaginer une exposition terrifiante avec des œuvres réalisées par des marchands et des conservateurs ! Bien souvent, lorsqu’ils accèdent à des postes importants, ils préfèrent taire cette part de leur passé. Dans le monde de la musique, c’est très similaire : de nombreux cadres des maisons de disques ou organisateurs de concerts ont, à un moment donné, rêvé de devenir chanteurs de rock ou stars de la pop. Ce lien avec la pratique artistique n’est pas anodin et contribue grandement à affiner leur sensibilité.
L’échec de votre première vocation était un mal pour un bien !
Après mon passage à l’Académie des beaux-arts de Tokyo, où j’ai étudié la technique du sumi-e [peinture à l’encre] et le nihonga [peinture japonaise classique], je me suis arrêté à New York. J’ai recherché les trois galeries qui publiaient alors les plus grandes annonces dans le New York Times : Knoedler, Leo Castelli et Staempfli. Je m’étais mis en tête que si aucune des trois ne voulait de moi, je ferais les études de droit souhaitées par mes parents.
À Genève, sur les bancs de la faculté, j’étais comme dans un film de Louis de Funès ou de Mr Bean ! Tout le monde écrivait frénétiquement autour de moi pendant les contrôles continus, tandis que j’étais totalement paralysé. J’ai pris conscience au bout de quelques semaines qu’il m’était impossible d’endurer une telle souffrance.
Ma mère nourrissait alors les plus fortes inquiétudes à mon égard. Je garde un souvenir très vif d’une conversation téléphonique au cours de laquelle je l’avais surprise confiant ses craintes au sujet de l’avenir de son petit dernier (moi) à sa meilleure amie, laquelle lui faisait part en retour de son désarroi à propos de son fils qui ne peignait que des cercles (c’était Olivier Mosset !). Elles se consolaient l’une l’autre. Ma mère prit le parti de s’adresser à Ernst Beyeler qu’elle connaissait, en lui disant qu’elle avait un cas désespéré chez elle. Il m’a reçu en me posant une question : « Ton approche de l’art est-elle physique ou intellectuelle ? »
C’est la seule vraie question depuis laquelle tout a découlé ! Peu importe votre expérience dans le métier, la différence entre découvrir une œuvre dans un livre (ou sur un iPad) et la contempler en vrai est immense. Rien ne remplace la physicalité de l’œuvre, c’est ce qui rend l’expérience si merveilleuse. C’est du même ordre que voir une scène érotique au cinéma et vivre ce moment. Même dans des domaines où les œuvres existent en éditions multiples, comme les gravures, il y a une profondeur inégalable. En observant de près une estampe, vous avez l’impression de vous tenir au dessus de l’épaule de l’artiste pendant qu’il travaille. De même, regarder une photographie d’époque tirée en studio révèle les nuances exceptionnelles qu’il y a entre un tirage de qualité et un autre moins soigné. Parfois, une œuvre qui vous séduit dans un livre peut décevoir en réalité, il arrive que l’émotion ne soit pas au rendez-vous ou, au contraire, qu’une œuvre vous touche bien plus que vous ne l’aviez imaginé. C’est pourquoi il est essentiel de voir les œuvres dans les musées, les expositions ou chez des collectionneurs.
Ernst Beyeler a tracé votre chemin de vie en quelque sorte.
Ernst Beyeler, avec qui je n’ai jamais cessé d’être en contact, m’avait établi un plan précis : passer trois mois à la Galerie Kornfeld, à Berne, qui est spécialisée dans les œuvres sur papier et les estampes, une année chez Sotheby’s à Londres, une autre chez Sotheby’s à New York et une dernière dans l’une des innombrables galeries Marlborough. Il m’a dit : « Au bout de trois ans et trois mois, tu reviens vers moi, et nous déciderons de la suite. »
Eberhard Kornfeld m’a accueilli un vendredi en me confiant une pile de catalogues, avec ces mots : « Tu pourras renifler la chose et voir si cela te convient ! » C’était une toute petite structure où je faisais tout : je nettoyais la galerie, j’observais Eberhard Kornfeld préparer ses catalogues, je présentais les objets pendant les ventes et j’emballais les œuvres. Avec le recul, j’ai réalisé à quel point cette expérience a été formatrice. Ce qui devait durer trois mois, selon le plan d’Ernst Beyeler, s’est finalement prolongé en dix-huit mois.
Ensuite, j’ai décidé de passer à la deuxième étape du plan, mais je ne connaissais personne chez Sotheby’s. Fort de mon expérience de dix-huit mois dans le monde de l’art, je me suis présenté comme spécialiste de l’art des XIXe et XXe siècles ! Ignorant mon effronterie, Derek Shrub [directeur du programme de formation chez Sotheby’s] m’a obligé à suivre une formation de dix mois au Sotheby’s Institute of Art, à Londres. Par la suite, je me suis porté volontaire pour tenir bénévolement le comptoir principal de Bond Street, en attendant qu’une opportunité se présente. Après avoir décliné un poste aux gravures anciennes, je me suis retrouvé dans le département du mobilier anglais, un domaine qui m’était totalement inconnu, en parlant un anglais approximatif. Quand on se jette à l’eau, soit on nage, soit on coule !
De 1974 à 1979, à Londres, Monaco ou Genève, vous avez participé aux grandes heures de Sotheby’s où vous êtes revenus en 1986 comme président de Sotheby’s Suisse puis de Sotheby’s Europe. Quand avez-vous attrapé le virus des enchères ?
J’ai choisi ce métier parce que j’étais obsédé par l’art, mais je souffrais d’une timidité extrême. Je me suis lancé dans les enchères par défi. Dans une maison de ventes, les commissaires-priseurs ne peuvent pas être écartés ! J’ai donc dû passer par l’épreuve des « ventes simulées » [mock auctions], où les aspirants commissaires-priseurs de Sotheby’s sont confrontés à tous les scénarios de ce qui pourrait mal tourner lors d’une vente. Si vous survivez à cette expérience, vous gagnez le droit de tenir le marteau. Avant ma première vente, j’étais tellement stressé que j’en étais malade, je perdais ma voix… mais j’ai aimé être au pupitre, c’était grisant.
Il paraît que vous avez toujours le trac !
Je conserve la même angoisse avant chaque vente. Il est impossible de prédire la réaction du public. En tant que commissaire-priseur, ma responsabilité est d’obtenir le meilleur prix pour chaque objet, en créant les conditions idéales pour inciter le maximum de personnes à dépasser le seuil qu’elles se sont fixé dans leur tête, seuil que je ne connais pas. Dans un sens, un commissaire-priseur est aussi un artiste !
Je suis très superstitieux, d’ailleurs je collectionne les superstitions. L’une d’elles consiste à croquer une pomme une heure avant chaque vacation, car j’en mangeais tous les jours avant celles de la vente « Thurn und Taxis » en 1993. Celle-ci a été un triomphe, et j’attribue une part de ce succès à ces pommes. La cravate compte ainsi que mes boutons de manchette porte-bonheur offerts par une personne chère à mon cœur, car tout ce que j’ai fait avec a merveilleusement fonctionné…
Pour le marteau, c’est plus compliqué encore ! Un marteau porte-bonheur doit être neuf, car il est impossible de connaître les énergies de celui ou celle qui l’aura utilisé avant vous. J’ai perdu mon marteau favori à une after-party dans les Hamptons [État de New York]; j’en ai aussi donné un à un artiste après une vente aux enchères genevoise pour Bob Wilson, car il voulait l’incorporer dans une œuvre. Aujourd’hui, je n’ai que des marteaux en bois achetés dans des magasins spécialisés pour les juges aux États-Unis.
Vous avez tout de même posé votre marteau pour devenir conservateur auprès du baron Thyssen.
Les sept années que j’ai passées à ses côtés ont été une période clé de ma vie professionnelle, et j’ai d’ailleurs continué de travailler pour lui une journée par semaine même après mon retour chez Sotheby’s. Après avoir racheté à son frère et à sa sœur les œuvres héritées de leur père, une collection de maîtres s’étendant jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, il est devenu le plus grand collectionneur au monde. Les œuvres les plus importantes qui arrivaient sur le marché lui étaient systématiquement proposées en premier. Hans Heinrich Thyssen achetait un ivoire médiéval un jour, un bronze Renaissance le lendemain, et il était le seul Européen à collectionner des paysages américains du XIXe siècle ! À quelques exceptions près, Francis Bacon par exemple, il préférait ne pas traiter avec les artistes, un parti pris judicieux, car moins risqué, laissant le temps établir un consensus autour des œuvres.
Est-ce toujours le cas ?
« It always moves on » [cela évolue sans cesse]. J’étais fasciné par les prix d’achat du père du baron Thyssen, qui avait ainsi payé 300 000 dollars le Portrait de Giovanna Tornabuoni par Domenico Ghirlandaio après le krach de 1928, alors que, la même année, il avait acquis le chef-d’œuvre de Caravage, Sainte-Catherine d’Alexandrie, pour seulement 27 000 dollars. De nos jours, il serait impossible de constituer une telle collection.
Les maîtres anciens ne sont plus la catégorie la plus lucrative du marché de l’art depuis la vente Jacob Goldschmidt en 1959 lors de laquelle les œuvres impressionnistes ont pris le pas. À présent, l’impressionnisme a cédé la place à l’art d’après-guerre et à l’art contemporain. Les fenêtres se ferment au fur et à mesure, raréfaction des chefs-d’œuvre disponibles oblige…
La pandémie de Covid-19 a instauré une nouvelle dynamique, la « Hot Potatoes Competition », qui consiste à faire connaître de plus en plus vite, grâce aux réseaux sociaux, certains artistes autour desquels des transactions se multiplient. Le dernier à avoir la patate chaude entre les mains se brûle les doigts. La côte d’une grande partie de ces artistes est redescendue entre-temps aussi bas qu’avant.
Comment avoir le nez creux ?
L’expérience en matière d’expertise est un atout indéniable. Cependant, nombreux sont les marchands et collectionneurs dont la sensibilité artistique reste limitée à leur propre génération, voire à la suivante, mais rarement à celle d’après. Un exemple marquant est celui de l’amateur Giuseppe Panza di Biumo dont la première collection – à présent au Moca [Museum of Contemporary Art], à Los Angeles – et la deuxième étaient véritablement visionnaires. Toutefois, aucun des artistes qu’il a choisis pour sa troisième collection n’a connu un parcours semblable à leurs prédécesseurs. À l’opposé, l’un de mes premiers clients, un historien d’art enseignant à Berne, m’a surpris par sa clairvoyance. À près de 90 ans, il a décidé de vendre une aquarelle de Paul Klee qu’il possédait depuis des années pour acquérir une œuvre de Joseph Beuys, qu’il considérait d’une importance capitale. Ce collectionneur, même au soir de sa vie, conservait une perspicacité aussi vive que dans sa jeunesse.
Il est essentiel de rester constamment attentif à ce qui se fait dans notre époque. Pour ma part, je me tiens à jour en écoutant quotidiennement les nouveautés sur les plateformes musicales, car la musique et l’art sont intimement liés. Je suis également un passionné de cinéma, autre domaine en perpétuelle évolution qui me fascine. Enfin, avoir une fille de 13 ans m’aide à garder un pied dans les tendances actuelles.
Quel est le profil d’un « artiste Simon de Pury » ?
En 1997, lorsque j’ai accepté de lancer Pury & Luxembourg Art – devenu Pury & Compagny –, je n’avais aucune ressource. Nous avons dû innover grâce à la promotion d’artistes dont les œuvres n’avaient encore jamais été vendues aux enchères et nous étions constamment à l’affût de nouveaux talents. J’aime les artistes qui ne cessent d’explorer. Beaucoup s’arrêtent à un certain point, deviennent linéaires : ils connaissent des années de génie fulgurant, puis répètent la même chose tout au long de leur carrière, certes avec quelques variations. Le succès, bien que souhaité, représente un risque. Ne pas en avoir du tout est difficile, mais une fois qu’on l’obtient, la tentation est grande de reproduire ce qui fonctionne, au risque de s’endormir sur le plan créatif. C’est là que réside le véritable danger. Ce n’est pas une critique mais un constat. La nécessité, en revanche, pousse à l’inventivité. Ce que Pablo Picasso a accompli à la fin de sa vie est prodigieux et a peut-être eu une influence encore plus grande que le reste de sa carrière. Des artistes comme Cy Twombly continuent de se réinventer. J’adore son travail des années 1950, mais ses œuvres tardives sont tout aussi remarquables. Même si l’évolution n’est pas toujours flagrante, il y a un changement indéniable. Christopher Wool, que nous avons vendu chez Phillip’s, est un autre bon exemple. Il vient de présenter une exposition sensationnelle à New York *1 qui illustre parfaitement son désir d’aller au-delà des attentes.
Le marché de l’art actuel traverse-t-il une crise ou un ralentissement ?
Il est impossible de juger, car il n’y a eu aucune vente majeure récemment. J’ai vendu la majorité de mes parts de Phillips le 4 octobre 2008. Les marchés financiers se sont écroulés le 8 octobre. Ce fut un cataclysme pour nous tous, mais au printemps suivant, la vente « Yves Saint Laurent/Pierre Bergé » a joué un rôle de levier, et le marché de l’art s’est tout de suite ranimé.
Commissaire-priseur, est-ce un métier d’avenir ?
Le marché de l’art est aujourd’hui plus vaste qu’il ne l’a jamais été, mais il reste minuscule à l’échelle globale. À titre de comparaison, son chiffre d’affaires annuel équivaut à celui de FedEx. Pourtant, chaque personne réagit instinctivement devant un objet d’art, même si beaucoup se sentent intimidés et n’osent pas exprimer leur opinion.
Pour aiguiser la curiosité, il est essentiel d’éduquer de façon ludique un public potentiel, et le commissaire-priseur est bien meilleur qu’un autre pour créer une atmosphère vivante. Jusqu’à un certain montant, nous pourrions transposer l’expérience d’une salle aux enchères aux ventes en ligne, afin de démultiplier l’éventail du public tout en baissant considérablement les commissions. Le marché de la musique s’est adapté aux nouvelles technologies grâce au streaming. La mutation n’a pas encore eu lieu dans le monde de l’art. Si vous réussissez à associer la meilleure expertise dans le domaine technologique à la meilleure expertise dans le monde de l’art, dès lors « the Sky is the limit » [le ciel est la limite] !
Je voudrais développer un avatar qui puisse diriger des ventes à ma place. Il existe déjà, c’est une caricature humoristique, un petit personnage qui sautille et qui peut même faire des saltos sur des effets de musique.
Quel est le moment le plus fou que vous ayez vécu marteau en main ?
Mon mantra est « The Best is yet to come » [le meilleur reste à venir], mais si je devais choisir un moment, ce serait celui d’une vente de l’amfAR *2. Madonna avait proposé une séance d’une heure de gym avec elle, que j’ai réussi à vendre pour 1 million d’euros. Le sous-enchérisseur semblait déçu de ne pas l’avoir obtenue. J’ai alors sollicité Leonardo Di Caprio afin qu’il appelle Madonna pour lui demander si elle consentirait à offrir une deuxième heure. Il m’a dit qu’elle acceptait – j’ignore encore s’il l’avait réellement dérangée à cet instant, mais il a eu la délicatesse de me le laisser croire. Le sous-enchérisseur a également offert 1 million d’euros. Puis un troisième enchérisseur a fait de même. Lors des ventes de charité – j’en organise entre vingt-cinq et trente-cinq par an –, ce qui fonctionne le mieux pour une bonne cause, c’est « what money can’t buy » [ce que l’argent ne peut acheter].
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*1 « Christopher Wool. See Stop Run », 14 mars-31 juillet 2024, 101 Greenwich Street, New York, États-Unis.
*2 American Foundation for AIDS Research, fondation américaine soutenant la prévention et la recherche contre le sida.