Comment vous est venue l’idée de lancer Asia Now ?
En 2010, travaillant dans le milieu du marketing et de la communication, je faisais de fréquents déplacements professionnels en Asie. J’ai découvert un monde en pleine mutation, reconnaissant difficilement d’un voyage à l’autre certaines villes dans leur configuration architecturale ou leur paysage artistique. De nombreuses fondations et centres d’art contemporain, très impressionnants tant par leur taille que leur ampleur, ont vu le jour à cette période. L’Asie bénéficiait d’un dynamisme et d’un développement artistiques importants. J’ai eu accès très vite aux artistes les plus intéressants et à leurs galeries, comme Leo Xu Projects avec, à l’époque, Cheng Ran qui a été présenté au Palais de Tokyo [à Paris] dans l’exposition « Inside China » (« Inside China. L’intérieur du Géant », 19 octobre 2014-10 janvier 2015, Palais de Tokyo, Paris). Mais aussi en suivant l’essor de la DSL Collection avec Dominique, Sylvain et Karen Levy que j’accompagnais dans leurs voyages d’explo- ration à Shanghai et à Hong Kong ; grâce au programme de l’UCCA [Ullens Center for Contemporary Art] fondé à Pékin par Guy et Mimi Ullens et piloté par Jérôme Sans puis Philip Tinari ; ou encore en observant la genèse de la collection d’Uli Sigg.
L’envie de m’impliquer dans un projet qui donnerait un peu plus de visibilité à cette scène artistique émergente et passionnante, alors méconnue en Europe, a germé. En guise de lancement, nous avons commissionné l’exposition de Martina Köppel-Yang « The Writings of Today are a Promise for Tomorrow » au palazzo Morosini, en marge de la 56e Biennale de Venise [en 2015].
L’édition inaugurale a eu lieu la même année à l’Espace Cardin [actuel Théâtre de la Concorde] avec des galeries qui venaient pour la première fois à Paris, sur notre invitation, tels A Thousand Plateaus Art Space [Chengdu], Edouard Malingue [Hong Kong], Leo Xu Projects [Shanghai], et l’année suivante Magician Space [Pékin], MadeIn [Shanghai] ou Beijing Commune. Le « Now » d’Asia Now est aussi une mise en avant de l’urgence à regarder une scène à travers le prisme de son actualité, de ses inflexions et changements...
Quelques souvenirs marquent-ils cette décennie ?
Je me rappelle la première fois que nous avons mis une région d’Asie à l’honneur en 2016, avec le projet d’Hervé Mikaeloff sur la scène philippine, avec la galerie The Drawing Room et le concours de Matthias Arndt. Le projet de Kukje [Séoul] en 2017 avec Kyungah Ham, « Mona Lisa and the Others from the North », avec la collaboration de brodeuses nord-coréennes ; ou la plateforme japonaise avec Emmanuelle de Montgazon, la scénographie étant confiée à un architecte mondialement connu, Sou Fujimoto, qui a réalisé un pavillon pour la Serpentine Gallery [en 2018]. La première fois que le commissaire d’exposition invité, X Zhu-Nowell, alors conservateur adjoint au Solomon R. Guggenheim, à New York, a souhaité s’intéresser à une génération, celle des artistes nés à l’ère digitale, avec une proposition intitulée « IRL [In Real Life] ». Six mois avant la pandémie due au Covid-19 !
Lors des années de pandémie, en 2020-2021, avec Kathy Alliou, directrice artistique at large, nous avons décidé de maintenir l’ouverture de la Foire au public local, et les grandes galeries internationales (Perrotin, Nathalie Obadia, Templon, Almine Rech) nous ont rejoints pour la première fois avec leur programme asiatique, car la Fiac n’avait pas lieu... Ce sont les prémisses de notre collaboration avec elles! Je me rappelle aussi les débuts à la Monnaie de Paris, avec la formidable exposition « Mingei Asia Now » proposée par Nicolas Trembley [en 2022]. Ou encore lorsque nous avons demandé à un collectif d’artistes, Slavs and Tatars, d’intervenir, avec des créateurs d’Asie centrale, en 2023.
En 2024, sous la houlette de Nicolas Bourriaud, vous avez choisi de mettre en avant les rituels et les traditions...
Pour la deuxième fois en dix ans, la plateforme « curatoriale » est moins géographique que thématique. Et en l’occurrence, pour nos 10 ans, l’approche est quasi méthodologique : c’est à travers le prisme de la cérémonie, des rituels sacrés ou profanes, que cette édition est placée par Radicants, la coopérative de commissaires indépendants créée par Nicolas Bourriaud. Invitation est faite à se plonger dans les stratégies artistiques novatrices d’artistes qui étudient les rituels centrés sur la convivialité, dont Mirna Bamieh ou Yao Qingmei, présente dans l’exposition du Centre Pompidou « Chine, une nouvelle génération d’artistes » – du 9 octobre 2024 au 3 février 2025, avec 7 artistes déjà invités à Asia Now sur 21 –, mais aussi Isaac Chong Wai, Charwei Tsai ou Britto Arts Trust, montrant des gestes traditionnels des cérémonies du thé aux partitions chorégraphiques. À travers leurs focales individuelles, ces artistes nous incitent à réfléchir, à redéfinir et à apprécier les nuances de l’interdépendance dans notre vie quotidienne, encourageant à cultiver l’empathie et la collaboration dans le monde complexe d’aujourd’hui. Une édition placée sous le signe de l’interaction et de la participation !
Quels médiums se dégagent parmi les nouvelles générations d’artistes asiatiques ou d’origine asiatique ?
Les vidéos ont toujours été en avant chez nous avec le travail de Sin Wai Kin, Lu Yang, Tromarama grâce à ROH en Indonésie, et Moe Satt chez Nova Contemporary en Thaïlande. De formidables enseignes comme Chi-Wen ou Vanguard, spécialistes du médium en Chine, ont montré à la Foire leur programme vidéo. Pour cette édition, les performances sont très à l’honneur également avec Yu-Jung Chen, les Watermelon Sisters et l’implication de la galerie carlier | gebauer avec un projet de Ming Wong.
À titre personnel, qu’est-ce que cette immersion au long cours dans la scène asiatique en Europe, mais aussi sur le terrain, vous a-t-elle apportée ?
Tout d’abord, j’ai pu voir le monde avec d’autres yeux – ceux des commissaires invités à la Foire pour proposer une vision toujours assez libre, donc subjective, voire personnelle! J’ai eu le sentiment, et parfois la fierté, de me sentir utile en poursuivant cette mission chaque année. Une mission qui implique également de commander des projets in situ à des artistes comme, cette année, Sumayya Vally dont j’ai découvert le travail au Dhaka Art Summit et avec le Britto Arts Trust, le collectif d’artistes du Bangladesh. Ce n’est pas toujours simple de travailler ensemble avec de telles distances et parfois des changements de régime comme au Bangladesh au milieu de l’été 2024, où pendant trois semaines il a été presque impossible de communiquer avec les artistes !
J’ai aussi appris à dépasser les idées reçues et à m’intéresser à ce qui n’est pas forcément encore dans le radar, à porter mon attention sur le vernaculaire en évitant à tout prix l’exotisme : nous avions montré [en 2016], par exemple, grâce à la galerie Rossi & Rossi, le travail de Kesang Lamdark, mais il eût été facile de n’y voir à première vue que du folklore tibétain... Quant à la Foire, en nous ouvrant de plus en plus aux scènes d’Asie du Sud, nous avons contribué, à notre niveau, au passage du Global South [Sud global] au Global Stage [scène mondiale], tout en continuant à nous interroger sur l’évolution des centres névralgiques de l’art.
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Asia Now, 17-20 octobre 2024, Monnaie de Paris, 11, quai de Conti, 75006
Paris.