L’abbatiale ne se dévoile pas aussi facilement que le château, fièrement assis sur son promontoire. Il est vrai que la règle cistercienne lui intimait de se retirer au mieux du monde, et ce « mieux » s’est concrétisé au creux des vallons de la Seye et plus précisément dans le village de Ginals (Tarn-et-Garonne), qui compte 200 habitants. C’est là, en contrebas d’un long virage, qu’émerge l’abbaye de Beaulieu-en-Rouergue, en particulier son église aux baies en ogive immensément hautes et étroites, telles des meurtrières. Le visiteur qui pénètre dans l’édifice n’est pas au bout de ses surprises. L’espace, tout en pierre blonde du Quercy, rayonne d’une rigueur et d’une pureté quasi abstraites. Soudain, à l’extrémité de la nef, se déploie un grand champ de blé. Point de mirage, il s’agit bien d’un champ de blé, mais s’élevant verticalement jusqu’à l’orée des voûtes. Ce champ, plus tout à fait champ mais pas encore ciel, donne l’impression de flotter dans l’air, comme en lévitation, et l’on est littéralement aspiré par la monumentale verticalité.
L'adieu
Cette installation est l’œuvre de l’artiste lituanien Tadao Cern (né en 1983). Elle mesure 3,5 mètres de large et 13,5 mètres de haut pour un poids de 3,5 tonnes, dont un peu moins de la moitié correspond au blé. Une relative sobriété sourd de la pièce : aucune fioriture ni la moindre intention décorative. Rien que des tiges de blé – 500 000 au total ! – assemblées en bouquets et supportées par une solide structure laissée visible – un échafaudage. Chaque graminée a été ignifugée sans que son parfum soit altéré (une prouesse !), qui continue ainsi de se répandre dans l’atmosphère. L’effet est saisissant, et l’espace sublimé.
« L’enjeu le plus complexe, lorsque l’on crée une pièce in situ, qui plus est une installation monumentale et éphémère, est d’y instiller une âme en faisant attention à ce que l’une – l’œuvre – “n’écrase” pas l’autre – l’église, énonce Benoît Grécourt, administrateur du site. Tadao Cern est venu à l’abbaye en septembre 2023 et a eu un choc dès qu’il est entré dans l’édifice. Il y est resté très longtemps, environ une heure, seul, pour s’approprier l’endroit. C’était très touchant. Certes, l’espace est envoûtant, mais son ampleur effraie parfois. Tadao Cern, qui est architecte de formation, a eu une réelle compréhension du lieu. Il a aussi posé beaucoup de questions : sur l’intégration de l’abbaye dans son territoire, sur les terres agricoles et leur rôle nourricier, à l’époque, pour les moines et la population alentour... Cela fait un certain temps que cet artiste travaille autour du blé et sa symbolique, sur le thème de la régénérescence – ce grain devient épi, lequel donnera une graine qui tombera en terre et bis repetita – et de la perpétuation de la vie. »
Cette œuvre a, en outre, une résonance toute particulière. Elle fait évidemment écho à la vocation religieuse de l’édifice, mais aussi à la vie personnelle de l’artiste. Alors qu’il envoyait en France ses premières esquisses, sa mère est tombée malade, puis s’est éteinte. L’installation s’intitule L’Adieu. « Émettant une douce lueur, les herbes à longues tiges renvoient à la nature organique, au cycle du vivant et au désir existentiel de l’homme confronté au vieillissement et à la mort, souligne Tadao Cern. J’ai tenté d’imaginer les dernières images précédant notre trépas. À mon avis, ce serait quelque chose de simple, de banal, comme l’évocation d’un champ de blé au coucher du soleil... » En toute fin d’après-midi, les rais du soleil tombant transpercent les hautes fenêtres et viennent caresser les épis de leur lumière duveteuse.
Cette commande, dont le budget s’élève à 100 000 euros, est l’une des pièces maîtresses du programme « Un artiste, un monument » élaboré par le Centre des monuments nationaux (CMN). « La volonté du CMN est d’exposer des œuvres qui font sens avec le lieu, non des pièces parachutées, explique Benoît Grécourt. Notre public n’est pas forcément réfractaire à l’art contemporain, mais n’en est pas coutumier non plus. Il ressent instinctivement les choses, et s’il n’y a pas de connivence, sa réaction m’est immédiatement remontée. Notre mission première est de valoriser un monument, le choix d’exposer de l’art contemporain doit y contribuer. »
La collection Brache-Bonnefoi
Le moins que l’on puisse dire est que ce monument à valoriser revient de loin. C’est en 1953, en effet, qu’un couple de collectionneurs, Geneviève Bonnefoi et Pierre Brache, a un coup de foudre pour cette abbaye du XIIIe siècle, vaste quadrilatère comprenant une église au nord, l’aile des moines à l’ouest, la salle capitulaire à l’est et le logis abbatial au sud. Nombre de bâtiments sont alors en ruine, certains servent de hangars agricoles. Qu’à cela ne tienne, sept ans plus tard, le couple vend deux sculptures de Constantin Brancusi (Le Poisson et Le Premier Cri), acquiert le site avec ses 79 hectares de terre et se lance dans une lourde restauration qui durera une décennie pour ouvrir en 1970 un centre d’art. Leur objectif est triple : valoriser le monument, exposer et enrichir la collection – par des acquisitions ou des dons – et promouvoir l’art moderne et contemporain. ,Pas moins de soixante-dix expositions seront proposées en un demi-siècle, avec, à la clé, une soixantaine de catalogues. « La collection Brache-Bonnefoi est de première importance en ce qui concerne la seconde moitié du XXe siècle, estime Benoît Grécourt. Elle se compose de plus de 1 350 œuvres, représentant 150 artistes, parmi lesquels Jean Fautrier, Henri Michaux, Jean Dubuffet ou encore Simon Hantaï. Aujourd’hui, nous exposons par roulement environ 200 pièces. » Dans la présentation permanente, on peut actuellement admirer les deux pièces ayant amorcé cette collection en 1948 : deux splendides aquarelles d’Henri Michaux.
Si l’abbaye – classée monument historique en 1875 – a été donnée en 1974 par le couple à la Caisse nationale des monuments historiques et des sites, l’ancêtre du CMN, ce dernier n’est dépositaire de l’intégralité de l’édifice que depuis le décès, en janvier 2018, de Geneviève Bonnefoi (Pierre Brache est mort en 1999), laquelle avait conservé le logis abbatial à usage d’habitation. L’heure est alors venue de mettre l’ensemble du site aux normes et de le transformer en espace muséal. L’abbaye a fermé fin 2019, mais la rénovation et le réaménagement, pandémie oblige, n’ont débuté qu’en 2021, pour une durée de dix- huit mois. « Le chantier s’est déroulé sous la houlette de l’architecte en chef des monuments historiques Jean-Louis Rebière, avec la supervision de la Drac [direction régionale des affaires culturelles] Occitanie, raconte Benoît Grécourt. Outre un nouveau système de chauffage avec pompe à chaleur, une toiture neuve et l’installation de doubles vitrages, certaines parties ont été entièrement restructurées, d’autres simplement “réajustées”. Le dortoir des convers est devenu une salle d’exposition temporaire de 300 m2. Le logis abbatial, jusqu’alors fermé au public, accueille un parcours permanent de 900 m2, à la fois historique et lié à la collection Brache-Bonnefoi. Enfin, au sud, a été créé un jardin, avec massifs de rosiers remarquables et allées engazonnées. » Coût des travaux : 11 millions d’euros. L’abbaye a rouvert en juin 2022.
Dans la salle capitulaire, une petite porte s’ouvre à l’est sur le jardin et les premières frondaisons de la forêt voisine. Dans son axe est placée une sculpture de Parvine Curie, un bronze noirci et massif que l’artiste française, qui avait exposé entre ces murs dans les années 1990, a tenu à offrir pour enrichir la collection. L’œuvre s’inspire des contreforts gothiques de l’église Santa Maria Del Mar, à Barcelone, visibles depuis l’atelier de Parvine Curie. Un don en forme de reconnaissance qui met en résonance ces deux monuments au style analogue.
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« Tadao Cern. L’Adieu », 7 juillet 2024-5 janvier 2025, abbaye de Beaulieu-en-Rouergue, 1086, route de l’Abbaye, 82330 Ginals.