Le Louvre-Lens est bâti sur une ancienne mine de charbon au cœur d’un territoire qui a connu des vagues d’immigrations continues depuis le milieu du XIXe siècle. Aussi, une collecte d’objets a-t-elle été mise en œuvre dans toute la région, afin que la mémoire des cultures d’origine des habitants se retrouve au sein de l’exposition.
UNE HISTOIRE MILLÉNAIRE ET FONDATRICE
Le grand mérite de cette présentation, conçue par la conservatrice générale du patrimoine Dominique de Font-Réaulx, est de débuter son parcours à partir des figures d’exil, contraintes ou volontaires, issues des récits fondateurs de notre civilisation. Dans la Bible, Caïn, le fils d’Adam et Ève maudit après avoir tué son frère Abel, édifie la première ville ; Noé sauve les humains et les animaux du Déluge grâce à son Arche ; Énée, vainqueur de la guerre de Troie, fonde Rome au terme de son périple. Sans oublier l’Odyssée d’Homère et son héros Ulysse, que revisite l’artiste portugais Marco Godinho à travers un ensemble d’œuvres déjà présenté en 2019 à la Biennale de Venise, mais qui atteint ici son acmé. Une manière habile de signifier que l’exil, ce ne sont pas les autres, qu’il n’est ni l’étrange ni l’étranger, mais que tout un chacun en porte l’expérience au plus profond de soi, à l’instar de l’injonction séminale de Dieu à Abraham : « Va loin de ta terre, de ta patrie, de la maison de ton père […] », et de l’énigmatique « Lekh Lekha [va/marche/pars vers/pour/à toi ] ».
Cette thématique est présente sous deux lignes de fuite qui ne cessent, paradoxalement, de s’enrouler l’une avec l’autre telle une spirale : d’un côté, celle du départ forcé, de l’exclusion, de l’exode, de l’arrachement à son identité, à sa mémoire et/ou à sa culture ; de l’autre, celle de l’arrivée tant espérée, de la migration vers un destin possible, de la promesse de lendemains qui chantent, jusqu’à la quête ultime de soi. Une citation de Pablo Neruda synthétise ainsi : « L’exil est rond :/ un cercle, un anneau :/tes pieds en font le tour, tu traverses la terre/et ce n’est pas la terre,/le jour t’éveille et ce n’est pas le tien,/la nuit arrive : il manque tes étoiles,/tu te trouves des frères :/mais ce n’est pas ton sang. » Placée en exergue du parcours, elle dialogue avec une sculpture murale de Richard Baquié intitulée Nulle part est un endroit (1989) et le Bateau en papier (2018) donné par l’association de secours en mer SOS Méditerranée.
L’exil n’est donc pas qu’une simple affaire de traversées de frontières, de passages entre un « ici » et un « là-bas », il est aussi dépassement d’immensités : celles de la route (Kimsooja), de la montagne (Taysir Batniji), de l’océan (Youssef Nabil, Enrique Ramírez) ou du ciel (Rémy Yadan). Et puis il y a l’immensité de cette volonté qui porte et emporte (en témoigne une photographie de Victor Hugo, assis sur le rocher des Proscrits, tournant le dos à l’horizon marin, donc à la France) et l’immensité de l’inconnu, entre ce que l’on abandonne (une peinture du Britannique Richard Redgrave, The Emigrant’s Last Sight of Home [1858], l’illustre) et ce que l’on pense (re)trouver… Pour autant, il y a des exils minuscules et d’autres démesurés, qui sont marqués de la même gravité, de la même intensité.
DES RÉCITS INVISIBLES OU INVISIBILISÉS
Cette exposition ne dissimule en rien l’arrachement des départs, les douleurs terrifiantes des fugitifs, émigrants et réfugiés, ainsi que les conditions implacables et cruelles de leur voyage, quelle qu’en soit la cause. Les peintures de Yan Pei- Ming et de Miriam Cahn (au sein d’une salle stupéfiante), l’embarcation des ténèbres (Le Chemin/Le Radeau de l’écriture [1991] de Chen Zhen), l’installation poignante Under The Cold River Bed (2020) de Joana Hadjithomas & Khalil Joreige ne sont que quelques exemples parmi d’autres. Kader Attia déclare que « résister, c’est rester invisible », alors que Laura Henno dans The Story Teller (2012) montre combien il faut nier sa propre histoire et réécrire sa propre vie pour obtenir les bons papiers et accéder au statut provisoire d’asile. Les tampons de Barthélémy Toguo, les Cartographies of Escapes (2018) de Luis Carlos Tovar, les cahiers d’Arriver quelque part (2019-2020) de Mathieu Pernot, tout comme les papiers d’exilé de Victor Hugo le confirment. « Écart » n’est-il pas le palindrome de « trace » ?
Qu’ils soient invisibles ou invisibilisés, les récits sont tatoués au plus profond des corps et des consciences, autant que sur les formulaires administratifs à remplir, si déterminants – la chanson « Les P’tits papiers », écrite par Serge Gainsbourg pour Régine, tous deux enfants d’exilés, l’illustre bien. Dès lors, il convient de rappeler que les campements de réfugiés étaient, et sont toujours, au coin de la rue : de ceux d’Argelès-sur-Mer (Pyrénées-Orientales) ou de Gurs (Pyrénées-Atlantiques), notamment, dédiés à « l’internement administratif des étrangers [nommés “indésirables”] » dès novembre 1938, à ceux, pas si lointains, de la place Stalingrad, dans le 19e arrondissement de Paris, ou d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis). Le parcours s’achève d’ailleurs sur la « jungle » de Calais, terme provenant de l’afghan djangal signifiant « forêt », à travers les travaux de Gilles Raynaldy, Pascale Consigny et Frank Smith, fins observateurs d’un territoire, d’une situation et d’une nécessité vitale qui n’ont pas fini de nous hanter.
« Étrange que nous appelions étrangers, sauvages, miséreux celles et ceux qui savent la vie, qui savent les promesses et la joie, les cités et les mondes ; qui traversent frontières et désastres, mers et naufrages, et qui savent encore voir la beauté des choses auxquelles nos murs et nos portefeuilles nous ont définitivement rendus aveugles. Qui sont les citoyens du monde, qui en sont les étrangers ? Et quelle autre compréhension du monde nous invitent-ils à reconnaître ? » a déclaré l’anthropologue Michel Agier, au Mucem, à Marseille, en clôture du colloque « La création “en exil” : art, justice et migration » le 5 avril 2024. Autrement dit, de ce monde, qui est l’hôte ?
-
« Exils. Regards d’artistes », 25 septembre 2024-20 janvier 2025, Louvre-Lens, 99, rue Paul-Bert, 62300 Lens.