La fondatrice de la Biennale Jaou, Lina Lazaar, le reconnaît volontiers : cette édition se déroule dans un climat de grande tension : « Le pays est fragilisé, car nous vivons une crise économique importante. La situation politique est encore très compliquée, mais les choses restent possibles. » Soutenue par de nombreux sponsors et un partenariat renouvelé avec l’Institut français de Tunis, la Biennale reçoit aussi un parrainage symbolique du ministère tunisien de la Culture qui facilite l’obtention des visas pour les artistes et l’octroi d’autorisations pour exposer dans l’espace public.
LES MIGRATIONS
La programmation de cette édition, emmenée par le commissariat général de Taous Dahmani, laisse percer une inquiétude certaine concernant l’état du monde. Dans un pays endeuillé par l’immigration clandestine, la question migratoire reste centrale. En témoigne l’exposition collective « Hopeless » sous la houlette de l’historienne d’art Chiraz Mosbah, laquelle a convié une trentaine d’étudiants à s’emparer de cette thématique dans un club de canoë-kayak, afin de scénographier les différentes étapes du parcours migratoire. À l’Institut français, la photographe Anne Immelé présente sa série Melita, refuge, dans laquelle les anciennes routes de conquête commerciale des Phéniciens croisent celles des migrations contemporaines, en un jeu subtil d’échos où les grottes refuges de ce peuple de l’Antiquité côtoient les abris de fortune des migrants subsahariens.
Dans un pays encore tétanisé par les conséquences de la révolution dite « du jasmin » (2011) – les vendeurs de cette plante, symbole de liberté, pullulent aux abords des différentes manifestations –, la question de l’engagement continue de se poser avec acuité. La commissaire Taous Dahmani l’a bien compris et l’aborde dans l’exposition principale, « Assembly », sous l’angle des réflexions formelles qu’adoptent des photographes et vidéastes de la région Swana (South-West-Asia-North-Africa ou Asie du Sud-Ouest et Afrique du Nord). Documentant le mouvement de protestation algérien du Hirak (2019), Lydia Saidi et Abdo Shanan isolent des portraits de manifestants d’une foule anonyme. Dans Les Champs du possible en suspens, la première tire une couleur bleue spectrale du négatif photographique qui fige les visages dans une temporalité défunte. Avec A Little Louder, le second compose une mosaïque de visages singuliers qu’il rapproche d’images d’archives de la guerre d’indépendance. Dans une série de 2012 intitulée Unfolding, la photographe égyptienne Nermine Hammam fait dialoguer, à l’aide de collages minimalistes, des images d’archives du printemps arabe avec l’esthétique des byōbu (paravents japonais de l’époque médiévale), lui permettant d’interroger les effets d’une esthétisation de la violence. « J’ai beaucoup d’intérêt pour les artistes qui utilisent l’esthétique comme stratégie, commente Taous Dahmani. Lorsque l’on sort de la littéralité, on crée de l’espace pour le symbolique, pour la réflexion, et c’est là que la représentation d’un réel ou d’une réalité historique peut prendre forme. »
LA PLACE DES CORPS
Installée avenue Habib-Bourguiba, « Unstable Point », la seconde exposition de la commissaire, réussit le pari d’aborder l’épineuse question des héritages culturels en conviant des photographes telles que la Franco-Russe-Algérienne Louisa Babari, la Sud-Africaine Farren van Wyk ou encore l’Ougandaise Ethel Aanyu, dont la pratique du montage ou du collage photographique souligne l’hybridation de nos identités multiples. Discret, le thème du corps queer, dans un pays pénalisant l’homosexualité, apparaît dans les deux espaces du B7L9, à travers les expositions « Personal Accounts » de la Sud-Africaine Gabrielle Goliath et « In My Room » du Tunisien Bachir Tayachi, laquelle propose une confession intime de la violence symbolique subie par la communauté LGBTQ en Tunisie.
Puisant son titre d’un extrait de L’Apocalypse arabe d’Etel Adnan, l’exposition « Nos douleurs montées sur un soleil comme sur un cheval de course », organisée par Camille Lévy Sarfati au centre culturel Bir Lahjar, met en avant la vulnérabilité des corps sensibles à travers des vidéos d’Ismaïl Bahri ou d’Achraf Toumi.
Sur toutes les lèvres, la situation à Gaza et au Liban s’invite dans deux expositions qui font l’unanimité. Avec « Fragments d’un refuge », Rima Hassan crée un dispositif visuel et sonore pour rendre compte de la complexité du sort réservé aux réfugiés palestiniens dans les différents camps de la région. Exposant pour la première fois sur le continent africain, le duo d’artistes palestiniens Basel Abbas et Ruanne Abou-Rahme propose « The song is the call and the land is the calling », qui consiste en une installation vidéo et sonore dont le caractère hypnotique rend hommage au pouvoir libérateur de la danse et à notre capacité de résister à l’oppression.
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« Jaou Tunis », 9 octobre-9 novembre 2024, divers lieux à Tunis, Tunisie, jaou.tn