Qu’est-ce que le Dibbouk ? Un mythe ? Une légende ? Un récit populaire ? Un peu de tout cela. Le terme vient d’un mot hébreu signifiant « attachement ». Dans le folklore juif, il désigne l’esprit d’un mort qui s’immisce dans le corps d’un vivant. Mais qu’est-ce que cette histoire de possession, inspirée de croyances remontant au XIIIe siècle, vient-elle faire dans un musée où l’on expose des œuvres d’art ? Et pourquoi cette figure démoniaque issue de la tradition juive est-elle plus ou moins familière à tous dans le monde occidental ? Précisément parce que l’histoire n’est pas restée cantonnée dans les régions où elle a pris naissance, mais a nourri l’imaginaire de nombreux artistes partout ailleurs, en Europe comme en Russie et aux États-Unis. Durant un siècle, le Dibbouk a été à la source d’un fantastique foisonnement de créations artistiques. Il a envahi les scènes de théâtre, hanté les écrans de cinéma, s’est emparé de la littérature et des arts visuels. C’est ce déploiement à travers l’espace et le temps d’un phénomène singulier qui aura survécu à la destruction d’un peuple, que raconte la passionnante exposition « Le Dibbouk. Fantôme du monde disparu » au musée d’Art et d’Histoire du judaïsme (mahJ).
Tout a commencé par trois campagnes ethnographiques orchestrées par le journaliste et écrivain russe Sh. An-ski entre 1912 et 1914. Celles-ci sont destinées à documenter les dernières traces de la vie et de la culture des populations juives installées dans les bourgades de Podolie et de Volhynie (actuelle Ukraine) menacées par l’industrialisation. Accompagné d’un photographe et d’un musicologue, An-ski collecte des objets, des photos, des récits populaires, des enregistrements sonores. Déposés au Musée ethnographique juif de Petrograd lors de son ouverture en 1916, ces objets attirent l’attention d’artistes tels que Natan Altman, Isaachar Ryback, Marc Chagall qui, au moment où certains se tournent vers les arts océaniens et africains, se saisissent du précieux matériau laissé par leurs pères pour en faire l’essence d’un art nouveau.
De son côté, au terme de sa dernière expédition, An-ski écrit en russe une pièce évoquant un Dibbouk. Le texte, intitulé Entre-deux-mondes et sous-titré Le Dibbouk, est traduit trois ans plus tard en hébreu par le poète Haïm Nahman Bialik. Puis, s’appuyant sur cette traduction, An-ski en produit une version en yiddish. Suite à quoi la pièce est mise en scène sous le titre Le Dibbouk par la Vilner Trupe au théâtre Elizeum de Varsovie en 1920. L’histoire maudite de la jeune Léa, hantée par l’âme de son amant défunt, la mise en scène inspirée par le théâtre allemand d’avant-garde, les décors et les costumes d’Altman en font un triomphe. Dès lors, Le Dibbouk commence à émerger sur la grande scène théâtrale moderne. Après la Vilner Trupe, la compagnie Habima s’illustre à son tour en hébreu et conquiert des milliers de spectateurs non juifs. À Paris, les représentations s’enchaînent à partir de 1926. Antonin Artaud découvre la pièce en français au théâtre Montparnasse en 1930. En 1937, à l’occasion de l’Exposition universelle de Paris, Habima joue à guichets fermés salle Pleyel.
L’exposition – la première jamais consacrée au sujet – prend d’emblée le parti de la transdisciplinarité. Elle s’ouvre d’ailleurs sur des extraits de la célèbre adaptation cinématographique de la pièce réalisée par le Polonais Michal Waszyński en 1937. Le film est l’un des chefs-d’œuvre du cinéma polonais d’avant-guerre et l’un des rares à la fin des années 1930 à obtenir une reconnaissance à l’étranger. Dans la même salle, en opposition au mariage impossible de Léa, La Noce de Chagall renvoie, elle, à un passé encore vivant. Le parcours dessine ensuite une boucle, entraînant le visiteur du cœur d’un judaïsme principalement rural révélé par les nombreuses photographies prises sur le terrain, à l’éclosion de la modernité juive par la grâce des artistes, peintres, écrivains, graveurs, metteurs en scène, compositeurs, comédiens qui gravitent autour du Dibbouk. Les portraits des protagonistes au fil du temps, le mur entier d’affiches annonçant le spectacle dans toutes les langues et toutes les esthétiques, les dessins des caricaturistes décrivant la pièce comme « la vache à lait » des acteurs constituent un moment-charnière dans la présentation. Après ce dernier, on bascule dans l’après-guerre quand « le Dibbouk », surnom donné au criminel nazi Adolf Eichmann, est capturé à Buenos Aires en 1960, quand Romain Gary publie son roman La Danse de Gengis Cohn qui lui fait écho, et surtout quand plus d’un million d’Américains découvrent à la télévision Le Dibbouk de Sidney Lumet, réalisateur de Douze hommes en colère et d’Un après-midi de chien. Au lendemain de la tragédie de la Shoah, le regard porté sur le microcosme des pères n’est plus le même. Si le « Dibbouk » a désormais un visage, ce qui reste de la communauté juive illustre une forme de résilience. C’est en songeant à ce monde encore debout que le compositeur Leonard Bernstein et le chorégraphe Jerome Robbins livrent une nouvelle version de l’œuvre d’An-ski dans un ballet créé en 1974, par le New York City Ballet sous le titre de Dybbuk Variations.
Cependant, l’émotion suscitée par les œuvres, les témoignages, les multiples « fantômes » du monde disparu ne faiblit pas, bien au contraire, à mesure qu’on s’éloigne de la Seconde Guerre mondiale. Après le dégel des années 1980, le souvenir des victimes resurgit dans la société polonaise. En 1988 a lieu la première du Dibbouk mis en scène par Andrzej Wajda à Cracovie. La pièce, jouée en polonais, résonne avec l’ouvrage (paru un an plus tôt) de l’historien Jan Błoński qui décrit la passivité des Polonais à l’égard de leurs voisins juifs durant l’occupation allemande. L’exposition montre aussi l’importance pour Wajda de la pièce de Tadeusz Kantor, La classe morte, qu’il filme pour la télévision en 1976. L’interprétation de Wajda déclenche ce qu’Agnieszka Legutko appelle dans le catalogue une « dibboukmania » chez les metteurs en scène non juifs. Ainsi des versions produites l’une par Krzysztof Warlikowski, l’autre par Maja Kleczewska.
La dernière partie nous ramène au cinéma avec les frères Joel et Ethan Coen qui, dans A Serious Man(2009), revisitent le thème de la catastrophe sur un ton humoristique typiquement « Jewish ». Mais, ce sont aussi les œuvres de Michel Nedjar, de Moshe Ninio, de Sigalit Landau, de Rainier Lericolais (nés respectivement en 1947, 1953, 1969 et 1970) qui font dire à Pascale Samuel (co-commissaire de l’exposition avec Samuel Blumenfeld) que, tel un Dibbouk, le souvenir des spectres de la Shoah colle à la peau des enfants de rescapés. Si bien, selon elle, qu’une chose est certaine : « le Dibbouk est là pour durer ».
« Le Dibbouk. Fantôme du monde disparu », jusqu’au 26 janvier 2025, Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, Hôtel de Saint-Aignan, 71, rue du Temple, 75003 Paris