L’exposition « Figures du fou » est une invitation à repenser la fin du Moyen Âge comme un « temps long », selon Fernand Braudel, à cheval sur plusieurs siècles. Avec 400 m² supplémentaires, les nouvelles salles d’exposition du musée du Louvre, à Paris, accueillent, dans une scénographie tout aussi nouvelle, 340 œuvres, de la tapisserie à l’orfèvrerie ; une proposition audacieuse qui réunit un fou de Dieu, saint François d’Assise prêchant aux oiseaux, un fou d’amour courtois, Lancelot, un fou feint, Tristan…
Pendant longtemps, le professeur Andreas Hartmann-Virnich débutait son cours d’introduction à l’histoire de l’art du Moyen Âge à l’université de Provence en projetant l’image d’un camembert, jolie façon de montrer à ses étudiants que les protagonistes de sa période de prédilection n’étaient pas si éloignés de nous, et que nous leur devions beaucoup. Dans son prologue du catalogue de l’exposition, la commissaire Élisabeth Antoine-König, chargée du département des objets d’art du Louvre, appelle le lecteur à se départir de ses a priori en réfléchissant aux vertus du Moyen Âge dont nous pourrions avoir besoin : « Accepter ceux qui sont aux marges, c’est intégrer le désordre, l’étrange, le bizarre, l’inquiétant. Un monde hybride certes déjà présent dans l’art roman, notamment sur les chapiteaux, mais qui prend des formes nouvelles dans le monde gothique. En effet, après un XVIIIe siècle qui a cherché à ordonner le monde de manière structurée par la rédaction de grandes sommes dans tous les domaines – théologie, philosophie, droit, connaissance de la nature – surgit ou ressurgit, à la fin de ce même siècle, une fascination pour l’univers vivant et désordonné des marges. »
En prenant le parti de ne pas raconter une histoire de la maladie ni une histoire de la folie, mais bien de mettre en scène les représentations du fou, le musée du Louvre est dans son rôle. Les œuvres ne sont pas des illustrations d’un propos scientifique d’historiens qu’elles viendraient soutenir. Elles donnent à voir l’importance de l’iconographie de la figure du fou qui dominait la grande collégiale Saint-Jean de Bois-le-Duc (Pays-Bas, devenue cathédrale en 1559) et dont nous avons conservé d’autres représentations sur des gobelets en argent et des petites agrafes qui ornaient les vêtements.
ODE À LA LIBERTÉ
« Le fou et Dieu » et « Le fou et l’amour » sont les deux sections les plus fécondes, par la variété et la richesse des objets, celles qui sont traitées avec la plus grande audace. Elles disent combien il a été vain de poser un regard empirique sur des siècles sur lesquels l’étude n’en est qu’à ses balbutiements. L’omniprésence du fou de la fin du XIIIe à la fin du XVIe siècle recouvre des réalités aussi complexes que les images sont nombreuses. Les fous qui papillonnent au pied de la Vanité (début du XVIe siècle) du Bode-Museum, à Berlin, sont là pour le rappeler. La fugacité de la vie est telle que la place du fou est peut-être bien entre Éros et Thanatos, mais dès lors, le fou est tout un chacun.
L’exposition proposée par les conservateurs Élisabeth Antoine-König et Pierre-Yves Le Pogam est aussi et en partie un éloge de la liberté. Si la part belle est faite aux scènes joyeuses et tapageuses de Pieter Brueghel l’Ancien, images attendues au même titre que le Fou avec une cuillère de l’atelier de Quentin Metsys (vers 1525-1530, The Phoebus Foundation, Anvers) ou La Nef des fous de Jérôme Bosch (vers 1450-1516, musée du Louvre, Paris), elle n’écarte pas des sujets moins triviaux comme le rire moqueur, l’humiliation, l’antisémitisme ou l’exclusion. Les deux commissaires mettent en outre en avant un pouvoir temporel ouvert aux comportements déviants et fantaisistes dans la section consacrée au « Fou à la cour ». L’ironie est d’ailleurs valorisée, alors que bien plus tard la censure fera taire les auteurs de caricatures ou de pamphlets politiques. Véritables ancêtres des grands officiers du divertissement de Louis XIV que furent Jean-Baptiste Lully et Molière, les fous des cours de Philippe de Bourgogne, de René d’Anjou, de Maximilien Ier ou de l’électeur de Saxe étaient des hommes d’esprit, et les marottes des attributs spirituels pour se moquer des spectres du pouvoir. La marotte (seconde moitié du XVIe siècle) conservée au Museo Nazionale del Bargello, à Florence, est un objet rare et précieux, sculpté avec le même raffinement que ceux destinés aux souverains.
DES COMBATS MODERNES
Le parcours s’achève sur un volet dédié à la « Résurgence et modernité du fou », où sont trop rapidement évoquées les prémices de la psychiatrie et la fascination préromantique et romantique pour les figures mythiques de fous de la Renaissance. La réunion de L’Enclos des fous de Francisco de Goya (1793- 1794, Meadows Museum, Dallas), de La Folle Monomane du jeu de Théodore Géricault (1819-1822, musée du Louvre, Paris) et du Fou de peur de Gustave Courbet (1844, Nasjonalgalleriet, Oslo) mériterait une autre exposition tant le sujet est vaste. À l’inverse, la fascination exercée par Jeanne la Folle ou le bouffon Triboulet est un formidable prétexte au XIXe siècle pour se plonger dans le passé et tenter de mettre au service de combats modernes les leçons tirées de leurs parcours, réels ou fantasmés.
La présentation de La Folie de Charles VI.Vue de la salle du XIVe siècle du musée des Monuments français par Charles-Marie Bouton (1817, musée des Beaux-Arts de Brou, Bourg-en-Bresse) ou celle de l’Exorcisme de Charles VI par deux moines augustins par François-Auguste Biard (1839, Museum der bildenden Künste, Leipzig) sont pertinentes, car elles disent combien les artistes se servirent des dérives d’un monarque pour critiquer la monarchie absolue. Le cas de Jeanne de Castille est plus délicat à appréhender. Que la mère de Charles Quint ait sombré ou non dans la folie à la mort de son époux, elle est la victime d’un mari auprès duquel elle aurait développé les premiers signes de démence – le désintérêt pour les affaires d’État – puis une jalousie maladive – une bonne femme d’État aurait dû accepter d’être trompée sans sourciller… Elle est la victime d’une mère qui songea très tôt à privilégier une régence de son gendre. Elle est la victime d’un père qui décida être plus apte que sa fille à gouverner, après la mort d’Isabelle la Catholique et même après la mort de son époux Philippe. Comme le fait remarquer Aude Gobet dans son commentaire à Exorcisme de Jeanne de Castille, dite la folle (1876) par Willem Geets, une œuvre troublante prêtée par le musée royal des Beaux-Arts d’Anvers, « possession diabolique et dépossession politique sont l’enjeu de cette scène qui fait avant tout écho à l’actualité culturelle de l’Europe occidentale du XIXe siècle, qu’il s’agisse de la guerre d’influence entre les États et les Églises, ou des angoisses patriarcales devant l’émancipation féminine naissante. » Le musée du Louvre pourrait songer à emprunter à nouveau l’œuvre pour une tout aussi vaste exposition dédiée à ce dernier sujet, au regard duquel les Vierges folles du Moyen Âge sembleraient aujourd’hui bien lucides.
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« Figures du fou. Du Moyen Âge aux romantiques », 16 octobre 2024-3 février 2025, musée du Louvre, rue de Rivoli, 75001 Paris, louvre.fr