Une foire réussie, c’est bien sûr d’abord une foire efficiente, capable de rassembler les meilleures galeries (choisies par leurs pairs), de les convaincre d’apporter les meilleures pièces, d’attirer en nombre les meilleurs collectionneurs. Et surtout de créer le momentum, l’excitation, l’état d’esprit qui porte à l’achat. La condition pour y parvenir est de viser plus haut et plus large que le simple objectif commercial (si l’on ne vise que celui-ci, on le rate à tous coups). Ce qui implique d’articuler toutes les dimensions (privée, publique, commerciale, esthétique…) de l’écosystème de l’art, sans oublier les plaisirs puissants de la mondanité et du divertissement. D’organiser les équilibres entre la célébration et la découverte, le business et l’art pour l’art, l’intelligence et la futilité.
Car la réussite durable d’une foire est question d’équilibre. Chaque excès (trop classique, trop moderne, trop cher, trop bas de gamme, trop chaud, trop froid) est porteur des risques du décrochage et de la bascule. Trop de glamour, on vire dans le kitsch caricatural (Design Miami.Paris 2024) ; trop de négligé, on verse dans l’alternatif ; pas assez d’événements associés, on n’intéresse personne ; une offre périphérique trop pléthorique, on bascule dans la confusion et la dispersion (la Biennale de Venise). Il faut savoir fédérer des publics qui s’ignorent et ne jamais paraître excluant – alors même qu’il est à chaque instant question de distinction, de sélection et de hiérarchie.
UN PARI RÉUSSI
Art Basel Paris, première du nom, est à l’ensemble de ces égards une incontestable réussite. Toutes les galeries qui comptent étaient là, avec des pièces souvent exceptionnelles, comme si, en ces temps menaçants, Paris était la dernière carte à jouer et qu’elles y lançaient toutes leurs forces. Les collectionneurs ont répondu présent, attirés par l’effet « fomo » (fear of missing out, la peur de rater quelque chose), puis retenus par la qualité. L’équilibre était tenu entre l’art historique (à un niveau sans précédent) et les découvertes (très bon secteur Emergence), entre peinture figurative (omniprésente) et propositions exigeantes (Daniel Pommereulle chez Christophe Gaillard, stanley brouwn chez Jan Mot, Cameron Rowland chez Maxwell Graham, Pierre Allain chez Petrine). Le contenu de la Foire était si puissant qu’elle ne s’est pas laissée un seul instant marginaliser par l’incroyable quantité des sollicitations extérieures qu’elle avait suscitées.
Dans un Paris bouillonnant comme jamais, le Grand Palais restait le centre. Et puis il y eut le choc de la beauté. D’une émotion qui éteint toute critique de détail et prend le pas sur toute approche analytique (du marché, de l’argent, des stratégies, du pouvoir…). La beauté du lieu retrouvé a terme d’une restauration sensible – majesté sans clinquant. La beauté de son volume, de sa lumière, ce « pouvoir émotionnel de l’espace » évoqué par Ila Bêka et Louise Lemoine dans leur remarquable livre qui porte ce titre*1. L’émotion presque proustienne de retrouver des sensations que l’on croyait oubliées : la vision depuis les balcons (suave mari magno, quiétude de celui qui surplombe les flots) de la nef bouillonnante. Et sa rumeur qui monte, comme le bruit de la mer.
Jennifer Flay, à qui l’énergie et l’attractivité de la scène parisienne, patiemment reconstruites pendant deux décennies, doivent beaucoup, a un très beau mot pour qualifier de tels moments, si rares. Elle les appelle des « moments d’art ».
*1 Ila Bêka et Louise Lemoine, The Emotional Power of Space, Bêka & Partners, 2023.