À l’occasion du 130e anniversaire de sa mort, Gustave Caillebotte (1848-1894) entre par la grande porte au musée d’Orsay, à Paris, et l’honneur est plus que mérité. Quoique l’intitulé de l’exposition soit quelque peu trompeur : en effet, il s’agit moins ici de « peindre “les” hommes » que de peindre l’homme « moderne ».
L’HOMME DOMINANT LA CITÉ
Jeune homme à sa fenêtre (1876), acquis récemment par le J. Paul Getty Museum, à Los Angeles, le partenaire de l’exposition, ou Un balcon, boulevard Haussmann (1880) en sont l’emblème : la figure masculine y est représentée de dos ou de profil, et surplombe du haut de son appartement cossu les longues enfilades de rues du nouveau Paris du baron Haussmann. C’est sans doute là que réside la subtile différence entre la représentation des rentiers repus, campés dans un fauteuil capitonné de leur salon, abondamment peints par les artistes du Second Empire, et celle plus audacieuse de Gustave Caillebotte : l’homme y est debout, dans une posture dominante, sûr de lui et fier de ce qu’il va accomplir en tant qu’entrepreneur participant activement au futur de la société occidentale. Comme le soulignait déjà le critique Gustave Geffroy : il est « le chroniqueur pictural de l’existence moderne ».
La succession des domiciles de l’artiste dans Paris intra-muros en est une autre preuve : il s’installe tout d’abord entre la gare de l’Est et la gare du Nord pour finir par habiter dans ce quartier de l’Europe qui s’édifie en surplomb de la gare Saint-Lazare, en lieu et place du bidonville de la Petite Pologne. De ce pont place de l’Europe, l’exposition confronte exhaustivement les versions accompagnées de leurs esquisses : pour le piéton du Paris de Charles Baudelaire autant que celui de Walter Benjamin, il s’agit non pas seulement de contempler les multiples allées et venues des trains entrant et sortant de la gare, mais d’applaudir et d’approuver pleinement ce capitalisme conquérant, qui triomphe alors dans toute l’Europe, voire au-delà. Pour Gustave Caillebotte comme pour Charles Baudelaire, le mot d’ordre semble être : « Il faut que la beauté mystérieuse que la vie humaine y met involontairement en ait été extraite. »
Dans les tableaux de Gustave Caillebotte, cadrés à la manière des instantanés photographiques de son frère Martial, tout le peuple de Paris partage l’avènement et les événements de la vie moderne, promesses de liberté et d’émancipation. En témoignent Le Pont de l’Europe, issu de la collection du Petit Palais de Genève, Rue de Paris, temps de pluie, conservé à l’Art Institute of Chicago, et Peintres en bâtiments, déposé au musée d’Orsay par un collectionneur privé, tous peints entre 1876 et 1877 dans ce seul quartier de l’Europe. Les silhouettes s’y croisent, s’y interrompent, s’y superposent à l’instar d’un ballet urbain inédit, mais réglé et codifié au millimètre, et répondant à une ville de plus en plus ordonnée et graphique. Boulevard vu d’en haut et Un refuge, boulevard Haussmann, tous deux datés de 1880, en sont une autre illustration : sous un soleil de plomb, les êtres humains réduits à des pions sombres zigzaguent comme sur un jeu d’échecs urbain.
LA MODERNITÉ À L’ÉPREUVE DE L’EAU
Pour autant, cette modernité n’est pas seulement citadine. L’exposition, à juste titre, intègre une vaste section consacrée au nautisme de plein air – le yachting –, dont l’aviron de compétition – le canot-yole, le skiff ou le scull – ou de loisirs – la périssoire, la yolette ou le kayak. Face au succès, ces disciplines sportives directement importées du Royaume-Uni feront, dès le départ, partie des premiers Jeux olympiques de Pierre de Coubertin. Gustave Caillebotte en était un fervent adepte et dessina lui-même son propre bateau de régate.
Pour les représenter, là encore, il innove : il se positionne de façon immersive, à la place du rameur, en plein milieu de l’action, et non plus comme spectateur extérieur. La Partie de bateau (1877-1878), trésor national acquis en 2022 par le musée d’Orsay grâce au mécénat exclusif de LVMH, en est l’exemple même, tout comme les nombreux tableaux de Canotiers présentés au public dès l’exposition impressionniste de 1879.
Le flâneur se doit donc d’être également un sportif accompli, et il tient sa morale et sa vertu – sinon sa « virilité » – non pas du puritanisme précédent, mais d’un nouvel hygiénisme où l’oisiveté n’a plus sa place. Il ne craint plus dès lors d’exposer sa fière musculature au grand jour – les fameux nus masculins –, expression de son « esprit sain dans un corps sain » qui deviendra devise olympique. Les notions d’effort collectif, de dépassement de soi et de fraternité sont ainsi déterminantes chez Gustave Caillebotte. Mais ce qui frappe surtout le regard, c’est la façon dont il peint les blancs selon des reliefs vifs et accentués, et les taches d’eau en giclées énergiques de peinture. Pour peu, comme dans Baigneurs (1878), le plongeoir y deviendrait l’équivalent d’une palette où la peinture est presque essuyée. Il faudra attendre Francis Bacon pour retrouver de tels effets sur la toile. Gustave Caillebotte est un peintre essentiel, cette exposition le prouve amplement.
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« Caillebotte. Peindre les hommes », 8 octobre 2024-19 janvier 2025, musée d’Orsay, esplanade Valéry-Giscard-d’Estaing, 75007 Paris, musee-orsay.fr