Cela fera bientôt deux ans que l’Ukraine tente de repousser les forces militaires russes dont « l’opération spéciale », enclenchée en février 2022, poursuit la violente entreprise d’annexion débutée en Crimée puis dans le Donbass. Outre d’innombrables morts et blessés (les chiffres restent incertains), des millions de citoyens sont déplacés à l’intérieur du pays assiégé, et plus de 500 000 ont dû s’exiler.
Dans son ouvrage intitulé Quand nous nous sommes réveillés. Nuit du 24 février 2022 : invasion de l’Ukraine (Verdier, 2023), Luba Jurgenson retrace en détail la chronologie du conflit actuel, émaillé de souvenirs d’enfance et de fragments de rêves. Elle-même exilée après avoir fui l’Union soviétique à l’âge de 16 ans, l’universitaire et écrivaine française d’adoption observe ainsi que : « Les frontières sont des animaux nocturnes, elles bougent pendant que nous dormons. Il faudrait toujours veiller. »
De ce passage du livre de Luba Jurgenson les commissaires Neringa Bumbliené et Émilie Villez tirent le titre de l’exposition présentée conjointement à Paris par le Palais de Tokyo et l’organisation d’art contemporain KADIST jusqu’en janvier 2025. Rassemblant dix artistes originaires de Lituanie et le collectif Beyond the Post-Soviet, l’événement est coorganisé avec le centre d’art contemporain de Vilnius et s’inscrit dans le cadre de la Saison de la Lituanie.
DEUX ŒUVRES EMBLÉMATIQUES
Pays balte limitrophe de la Biélorussie – alliée du régime de Vladimir Poutine – et de l’enclave de l’oblast de Kaliningrad – appartenant à la Fédération de Russie –, la Lituanie fait partie de ces états postsocialistes désormais membres de l’Union européenne (depuis 2004) les plus directement affectés par le renouveau des ambitions impérialistes de leur puissant voisin.
De la trame foisonnante formée de contributions variées issues de générations différentes (nées entre les années 1960 et 1990), nous retiendrons deux films emblématiques, dans l’ordre chronologique. Le roadtrip Europa 54° 54’ – 25° 19’ (1997) de Deimantas Narkevičius propose un voyage improbable au centre de l’Europe, situé, depuis 1989, selon des chercheurs de l’IGN (Institut géographique national), à une vingtaine de kilomètres au nord de Vilnius. L’artiste, circonspect face à cette nouvelle donnée largement diffusée dans son pays, souligne dans un commentaire délivré en voix off accompagnant le modeste trajet documenté en 16 mm le caractère subjectif, voire identitaire, et tout relatif que la notion même de centre peut produire.
Dans une installation sous forme de black box, agrémentée d’un plafond-miroir et de chaises longues monolithiques, t 1/2 (2019-2024) – selon la formule physique renvoyant à la demi-vie ou période radioactive d’une particule nucléaire – d’Emilija Škarnulytė combine images trouvées et images tournées par l’artiste de différents sites industriels et archéologiques. D’une ancienne centrale électrique et des monuments funéraires étrusques, d’une base sous-marine datant de la guerre froide à un observatoire de neutrinos, la spectaculaire exploration filmique laisse entrevoir un monde inhabité où, seule, une créature marine ambiguë nous guide à travers des vestiges du temps.
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« Les frontières sont des animaux nocturnes/ Sienos yra naktiniai gyvunai »,
12 octobre 2024-4 janvier 2025, KADIST Paris, 19 bis-21, rue des Trois-Frères, 75018 Paris, kadist.org ;
17 octobre 2024-5 janvier 2025, Palais de Tokyo, 13, avenue du Président- Wilson, 75016 Paris, palaisdetokyo.com