Au cours des vingt dernières années, qu’a pu faire le Jeu de Paume que les autres institutions ne pouvaient pas faire ? Quelle est l’identité de ce lieu ?
Il y a au Jeu de Paume une forme de liberté, due en partie au fait que cette institution n’a pas de collection. Cela permet de ne pas s’attacher à un style ni à un genre, d’aller du XIXe siècle à la vidéo, et c’est ce grand écart qui est assumé cette saison avec les expositions consacrées à Tina Barney et Chantal Akerman*2. Cette diversité au sein de la photographie et de l’image en mouvement fait notre identité.
La notion d’école a-t-elle encore cours aujourd’hui en photographie ?
J’ai toujours envisagé la photographie dans le champ étendu de l’art. Avant le Jeu de Paume, j’ai travaillé dans des institutions où elle était représentée dans un département parmi d’autres, comme la peinture, la sculpture ou le film. J’aime cet éclectisme. L’art est une aventure personnelle singulière. Quand je suis arrivé au Centre Pompidou [à Paris], j’ai montré d’abord Bernd et Hilla Becher, objectifs, documentaires et froids, puis William Klein, qui est plutôt expressif, expressionniste et chaud.
Vous rouvrez le Jeu de Paume, après des travaux, avec une exposition de Chantal Akerman, connue comme artiste, mais surtout comme cinéaste. Qu’est-ce que la photographie ?
La photographie est un langage qui continue à se transformer, qui a toujours eu cette élasticité, cette capacité à se renouveler, et qui paraît encore jeune, alors qu’en 2024 on fête le bicentenaire de son invention. D’une certaine manière, on est presque revenu à un état d’avant la photographie, au sens où pendant longtemps la photographie a « dit le monde » sans être contestée, et, aujourd’hui, on a tendance à d’abord d’interroger sur l’image, à remettre en cause son autorité, peut-être un peu trop. Pour moi, cette autorité, bien que mise à mal, demeure : il arrive de plus en plus que l’on s’exprime seulement par l’image, par exemple, en envoyant sur nos téléphones une photo sans commentaire. C’est la fonction phatique du langage.
Cette sensation si contemporaine d’être submergé par les images est-elle nouvelle ?
Pour ma génération, c’est une chose relativement nouvelle. Je suis arrivée dans la photographie au début des années 1990, à une époque où une grande partie du travail était d’avoir accès aux images peu vues, peu reproduites et peu commentées. Ces terres vierges à défricher sont d’ailleurs un des aspects qui m’a intéressé à mes débuts, et cela reste vrai.
Aujourd’hui, on est dans le « blizzard des images », défini en 1927 par Siegfried Kracauer à propos de la presse illustrée, qui nous éblouit et nous empêche de voir. Le travail de l’institution est de sélectionner, de montrer moins d’images, de mettre à l’écart le fracas du monde. Ce trop-plein d’images est aussi très encadré par des agences, et, sur Internet, on retombe souvent sur les mêmes images, donc on va vers une forme de rétrécissement et de standardisation. Il reste beaucoup d’images à découvrir, notamment dans des genres photographiques encore peu étudiés comme la mode, la science, les productions vernaculaires…
Comment la photographie se comporte-t-elle dans l’art contemporain ?
Pour reprendre une perspective historique courte, elle est beaucoup moins centrale qu’elle ne l’a été dans les années 1990 : cela pour de bonnes raisons, car une génération a interrogé la photographie en la nourrissant d’influence de la peinture, de la forme tableau, mais aussi pour de mauvaises raisons, parce qu’elle a été installée au centre du marché de l’art, comme le dernier refuge de la peinture. Puis on s’est aperçu que la photographie prenait moins de valeur que la peinture, et le marché de la photographie contemporaine s’est écroulé. Cela a apporté de nouveau une certaine liberté. Le marché du livre de photographie est devenu plus présent, ce qui n’était pas le cas il y a trente ans. De nombreux photographes pensent aujourd’hui le livre avant l’exposition, ce qui oblige à inventer d’autres formats.
Mais depuis une quinzaine d’années, une nouvelle forme de ségrégation s’est réinstallée. À Art Basel Paris, il y avait très peu de photographies cet automne*3, le marché s’est à nouveau segmenté. Je n’ai jamais pensé que, parce qu’une image est chère, elle est nécessairement bonne. Et lorsqu’on bâtit une collection, ce sont les montages que l’on fait entre les images qui importent et non le nombre d’exemplaires qui existent. Vers 2005, le dessin a pris une place que la photographie avait tenue à une période. L’arrivée du numérique a aussi sapé cet élan. Évidemment, je déplore cette segmentation et lutte contre elle à travers des expositions comme « Fata Morgana » ou bien celle de la nouvelle édition du Festival du Jeu de Paume*4.
Pourquoi avez-vous souhaité obtenir le label art et essai pour la salle de cinéma du Jeu de Paume ? Est-ce une manière de vous inscrire dans les pas d’Alfred Barr au Museum of Modern Art (MoMA), à New York*5, qui a ancré le cinéma dans sa pensée du musée ?
Sans doute – même si nous ne sommes pas le MoMA –, car je suis un fervent admirateur d’Alfred Barr. C’était aussi une envie de renouer avec la programmation cinéma très active du Jeu de Paume entre 1991 et 2004. Le cinéma doit figurer parmi les images techniques auxquelles nous sommes consacrés. C’est également un moyen d’attirer un autre public. Ce label était la meilleure façon de nous inscrire dans un circuit commercial et d’acter le fait que de plus en plus d’artistes contemporains passent du white cube à la black box. Cela n’existait pas ailleurs à Paris, je trouvais intéressant de relier ces deux activités et de donner accès à des films peu ou pas montrés.
Dans un entretien récent, Isabelle Huppert disait qu’au cinéma elle avait l’impression de contempler un art des ruines. C’est une idée que je combats, mais il faut reconnaître que le fait que de plus en plus d’artistes se tournent vers le cinéma est lié à ce que le cinéma n’est plus l’industrie rayonnante qu’il a été : un médium devient objet de musée lorsqu’il n’a plus d’utilité. Le cinéma ayant perdu de son pouvoir, il est davantage susceptible d’attirer des personnalités qui se définissent avant tout comme artiste – avec, cependant, le risque pour eux de se heurter au mur de l’argent, une redoutable machine à tuer le désir. À l’inverse, d’autres formes, comme les séries télévisées ou les jeux vidéo, ont acquis une certaine puissance économique et une capacité à faire rayonner les images, celle-là même que le cinéma a assurée au XXe siècle.
Comment voyez-vous l’état de la recherche en France dans le paysage international ?
J’aurais tendance à dire qu’elle est un peu moins dynamique que dans les années 1990 et 2000, un peu moins ouverte au langage artistique, à des questions esthétiques, au dialogue avec d’autres arts. La recherche française me semble très centrée sur la photographie et plus intéressée par des disciplines comme la sociologie ou l’anthropologie que par des considérations esthétiques. Elle est peut-être aussi moins scrutée par la scène internationale. Il me semble que la recherche américaine est moins segmentée.
Et en matière de marché de l’art ?
Il y a un véritable dynamisme de Paris Photo, et il n’y a pas de foires de photographie avec une telle influence ni à Londres, ni à New York, ni à Amsterdam.
Comment définissez-vous la place du Jeu de Paume sur la scène photographique parisienne, entre la Maison européenne de la photographie, LE BAL, la Fondation Henri Cartier-Bresson, le Centre Pompidou et la Bibliothèque nationale de France ?
Le Jeu de Paume est perçu par le public comme une sorte de musée national de la photographie… qu’il n’est pas. Nous sommes une kunsthalle, avec un statut d’association qui ne pourrait pas exister sans la subvention du ministère de la Culture. Nous ne sommes pas un établissement public, ce qui nous donne une certaine souplesse de gestion, avec des contrats privés pour le recrutement du personnel. J’aimerais que nous soyons plus identifiés à l’art contemporain et que la liberté de programmation qui nous distingue d’un musée soit mieux connue. Cela nous oblige à avoir une politique très diversifiée, face à la Fondation Henri Cartier-Bresson, qui conserve une dimension monographique, face au BAL, qui reste lié à l’image documentaire, face à la MEP, qui dispose d’une collection et d’espaces plus contraints que les nôtres, et est encore perçue – ce qu’elle n’est plus – comme un lieu pour « une photographie de photographes », intime et de plus petit format. Mes prédécesseurs au Jeu de Paume et moi-même avons chacun contribué à la construction de ce lieu : Régis Durand en affirmant le lien entre photographie et art contemporain ; Marta Gili en montrant des femmes photographes ; et moi en étant plus éclectique dans mes goûts et mes choix*6.
Considérez-vous que le maillage institutionnel photographique français ait évolué en quinze ans ?
Il s’est beaucoup renouvelé, et nous regardons ce qui se fait ailleurs. Nous avons un dialogue fructueux avec Le Point du Jour, à Cherbourg, où se tient l’exposition sur Paul Painlevé*7, que nous avons présentée en 2022*8. Nous avons des discussions avec l’Hôtel Fonfreyde [Centre photographique], à Clermont-Ferrand. Il y a également le Pavillon populaire, à Montpellier, avec la programmation de Gilles Mora. Pour l’exposition sur Madeleine de Sinéty*9 au château de Tours, puis à Paris, nous faisons appel à Jérôme Sother du Centre d’art GwinZegal, à Guimgamp, qui a fait sortir l’œuvre avec Peter Behrman de Sinéty, le fils de l’artiste.
Quel est le rôle du château de Tours dans votre programmation ?
C’est un lieu qui a remplacé l’hôtel de Sully [dans le 4e arrondissement de Paris] que le Jeu de Paume a utilisé pendant quelques années. Il permet d’exposer les fonds de photographes, en partenariat avec la Médiathèque de la photographie et du patrimoine [MPP]. Aujourd’hui à Tours, nous avons deux saisons, l’une patrimoniale, en lien avec la MPP, au cours de laquelle nous montrons en général des fonds privés, et l’autre plus contemporaine, où nous dévoilons le prix Niépce Gens d’images. Nous avons instauré pour la première fois avec l’œuvre de Frank Horvat*10, et bientôt avec celle de Madeleine de Sinéty, le fait de présenter des expositions successivement à Tours et à Paris, ce qui va dans l’idée de l’écologie de la production.
*1 Le Jeu de Paume, centre d’art dédié aux images, a été créé en 2004, de la fusion du Centre national de la photographie, du Patrimoine photographique et de la Galerie nationale du Jeu de Paume.
*2 « Tina Barney. Family Ties » et « Chantal Akerman. Travelling », 28 septembre 2024-19 janvier 2025, Jeu de Paume Paris, 1, place de la Concorde, 75001 Paris, jeudepaume.org
*3 Art Basel Paris, 18-20 octobre 2024, Grand Palais.
*4 L’exposition « Fata Morgana » s’est tenue dans le cadre de la première édition du Festival du Jeu de Paume du 22 mars au 22 mai 2022. La 2e édition aura lieu en 2025.
*5 Historien d’art américain, Alfred Barr a dirigé le MoMA de la création du musée en 1929 à 1943, avant de devenir, à partir de 1947, directeur des collections permanentes.
*6 Régis Durand a dirigé le Jeu de Paume de 2004 à 2006 ; Marta Gili de 2006 à 2018. Quentin Bajac est directeur de l’établissement depuis mars 2019.
*7 « Jean Painlevé. Les pieds dans l’eau », 6 octobre 2024-2 février 2025, Le Point du Jour, 50100 Cherbourg, lepointdujour.eu
*8 « Jean Painlevé. Les pieds dans l’eau », 8 juin-18 septembre 2022, Jeu de Paume, Paris.
*9 « Madeleine de Sinéty », 5 décembre 2024-24 mai 2025, Jeu de Paume Tours, Le Château, 25, avenue André-Malraux, 37000 Tours, chateau.tours.fr/jeu-de-paume
*10 « Frank Horvat. Paris, le monde, la mode », exposition présentée au printemps 2022 au château de Tours, et à l’été 2023 au Jeu de Paume.