Du zombi, la plupart d’entre nous n’a à l’esprit que ces créatures d’épouvante popularisées par les films de George A. Romero ou le cultissime clip vidéo Thriller de Michael Jackson. C’est pourtant dès 1697 que le mot apparaît en Europe, par l’intermédiaire du roman de l’écrivain français Pierre-Corneille Blessebois : Le Zombi du Grand Pérou ou la comtesse de Cocagne. Ouverte quelques semaines avant Halloween, l’exposition au musée du Quai Branly – Jacques Chirac, à Paris, en déconstruit à point nommé le mythe, à partir d’une étude et d’une analyse approfondies de la religion vaudou en Haïti, tout en donnant la place qu’elles méritent aux dérives et affabulations qui ont émergé au fil du temps.
LES REVENANTS D’UN PASSÉ MAL ENSEVELI
Si la figure du zombi fascine autant qu’elle terrifie, c’est sans doute parce qu’elle recouvre au moins trois niveaux de mauvaise conscience des sociétés occidentales. En premier lieu, l’abondante littérature de la fin du XIXe siècle a nourri l’imaginaire collectif à l’encontre des « non [vraiment] morts » tels les esprits, les revenants, les momies, les vampires, les loups-garous, les goules et autres créatures maléfiques tapies dans l’obscurité profonde des bois, des grottes et des sépultures, prêtes à prendre notre vie et notre place dans un futur dominé par les forces du mal, sinon Satan en personne, au moment charnière où la montée du capitalisme a oblitéré la puissance du religieux. En deuxième lieu, il y a ces morts qui n’ont pas été enterrés selon les rites consacrés ou qui ont été mal déterrés, en particulier au moment de l’expansion du colonialisme dès le XVIe siècle. L’extinction de certaines populations non réduites en esclavage s’est accompagnée de l’anéantissement de leurs savoirs, leur religion, leur culture, leur mémoire et des corps de leurs ancêtres. L’extermination des Natifs lors de la conquête de l’Amérique du Nord, le développement urbain sur des terres sacrées profanées ou encore les cadavres des émigrés, notamment chinois, abandonnés le long des voies du chemin de fer de la Central Pacific, dans les années 1865-1866, en sont d’autres exemples. En dernier lieu, il y a les pandémies récurrentes au cours des siècles de « mort contagieuse », des grandes pestes du Moyen Âge à la grippe espagnole de 1918 – responsable à elle seule de 50 à 100 millions de morts entre 1916 et 1921, soit au minimum deux fois plus de décès que la Première Guerre mondiale –, que les avancées encore laborieuses de la médecine n’avaient pas réussi à comprendre ni endiguer.
Sous le commissariat de Philippe Charlier, ancien médecin légiste et actuel directeur du laboratoire Anthropologie, Archéologie, Biologie (LAAB, UFR Simone-Weil – santé, université Paris-Saclay), associé à Erol Josué, artiste, prêtre vaudou et directeur général du Bureau national d’ethnologie à Port-au- Prince, en Haïti, et Lilas Desquiron, écrivaine, ethnologue et ancienne ministre de la Culture en Haïti, l’exposition « Zombis. La mort n’est pas une fin ? » démêle l’écheveau zombi à partir de la situation haïtienne, sujet de nombreuses études récentes.
UN SYNCRÉTISME LÉTAL
La première surprise résulte de la nature même de la culture vaudou en Haïti, qui entremêle finement coutumes et croyances, figures et objets rituels africains, antillais et catholiques. Au fil de leurs différentes étapes, les routes transatlantiques de l’esclavage ont nourri le syncrétisme vaudou, lequel ira jusqu’à intégrer des éléments propres au catholicisme romain inculqué de force par les colonisateurs. Des religions de l’Afrique subsaharienne, le vaudou conserve la place importante donnée aux ancêtres, aux esprits magiques et à la figure du sorcier interpellant les forces du mal. Des populations autochtones (Arawaks, Taïnos ou Kalinagos) de l’arc de la Caraïbe, il hérite des savoirs sur les pouvoirs des drogues, des toxiques et poisons d’origine végétale, animale ou minérale des côtes maritimes et du bassin amazonien divulgués aux esclaves « marrons » (fugitifs vivant dans la clandestinité). De l’esclavage perdurent au moins le principe de soumission, mais également la mémoire historique ainsi que les stigmates corporels, psychologiques et mémoriels qui sont dès lors, au fil des rituels, transmis de génération en génération.
La seconde surprise provient de la structure même qui peut donner naissance à une zombification : une cour de justice parallèle, propre à la société vaudou haïtienne, organisée rituellement par les Bizango contre des criminels – la plupart du temps des meurtriers, des violeurs ou des voleurs de terre. La sentence ultime, pire que la mort, pouvant être prononcée est une transformation en zombi. À savoir, un état d’hébétude permanent provoqué par des drogues diverses qui dépossèdent entièrement le criminel de tout pouvoir de décisions et de libre arbitre, le plaçant alors sous l’emprise exclusive d’un bokor. Autrement dit, un « esclave » sous la garde et au service d’un sorcier, un retournement de situation assez inattendu ! Mais son principe n’est pas si différent que cela de la privation de liberté au cœur de notre système judiciaire, si ce n’est que le condamné n’est pas enfermé et exclu de la société ; bien au contraire, il vaque à l’air libre et à la vue de tous, effet de dissuasion garanti ! Aussi, les pièces les plus saisissantes de l’exposition sont-elles la reconstitution d’un sanctuaire, d’une salle de justice et d’un cimetière vaudou, grâce à l’implication exceptionnelle et déterminante du Bureau national d’ethnologie de Port-au-Prince.
Mais alors, si aucun zombi n’a jamais mordu personne pour le transformer en zombi à son tour, d’où vient la légende ? En partie de l’occupation américaine d’Haïti en 1915 qui a généré soit des regards faussés sur la société, la culture et la religion vaudou, soit, au contraire, pour certains chercheurs, écrivains ou cinéastes, une manière décalée d’évoquer la mauvaise conscience américaine sans en parler directement. Les exemples le plus probants peuvent être White Zombie (Les Morts-vivants, 1932) de Victor Halperin, The Serpent and the Rainbow (L’Emprise des ténèbres, 1988) de Wes Craven et la bande dessinée, scénarisée par Robert Kirkman, dessinée par Tony Moore puis Charlie Adlard et publiée par Image Comics depuis 2003. Sans compter les récits des premiers anthropologues comme Alfred Métraux (1902-1963), Zora Neale Hurston (1891-1960) ou William Seabrook (1886-1945).
Au « fantôme » occidental, qui est une âme sans corps, répond donc le « zombi » haïtien, qui est un corps sans âme jusqu’à la nuit des temps. Et ce dernier de réclamer un décès en bonne et due forme plutôt que cette mise en esclavage éternelle. La mort serait-elle bien une fin ?
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« Zombis. La mort n’est pas une fin ? », 8 octobre 2024 - 16 février 2025, musée du Quai Branly–Jacques Chirac, 37, quai Branly, 75007 Paris.