« C’est le fruit de trois ans de travail, explique Marie Perennès, commissaire de l’exposition. Nous avions déjà présenté en 2018, dans “Géométries Sud, du Mexique à la Terre de Feu”, six œuvres d'Olga de Amaral de la série Brumas, lesquelles étaient par la suite entrées dans la collection de la Fondation Cartier. Mais il y a, en réalité, très peu de pièces de l’artiste dans les fonds des institutions françaises. Olga de Amaral n’a jamais cessé de repousser les limites de l’art textile. Cette rétrospective rassemble près de quatre-vingts pièces, des années 1960 à nos jours, dont la plupart n’ont jamais voyagé hors de la Colombie. »
D’abord initiée au dessin d’architecture, Olga de Amaral, née en 1932 à Bogota, quitte la capitale colombienne en 1954 pour étudier le tissage et le design textile à la Cranbrook Academy of Art, à Bloomfield Hills, dans le Michigan (États-Unis), école réputée et considérée alors comme l’équivalent américain du Bauhaus allemand. De retour à Bogota après une année, elle conçoit dans un premier temps des tissus décoratifs, avant de se lancer pleinement, dès la fin des années 1950, dans un travail artistique qui mêle des inspirations nombreuses et diverses : couleurs de l’architecture vernaculaire, savoir-faire artisanaux, art préhispanique, paysages naturels colombiens, sans omettre les principes modernistes acquis à la Cranbrook. Aux côtés d’artistes comme Magdalena Abakanowicz ou Sheila Hicks, Olga de Amaral est une pionnière du fiber art (nouvelle tapisserie, en Europe), lequel consacre la place du médium textile dans le champ de l’art contemporain.
DES FIBRES EN LEUR ÉCRIN
Au rez-de-chaussée de l’établissement, dans la grande salle de gauche (depuis l’entrée) se déploie une dizaine de tapisseries, dont certaines monumentales, à l’instar de Muro en rojos (Mur en rouge, 700 × 830 cm, 1982), en laine et crin de cheval, dans des tons carmins, ou, en regard, Gran Muro (Grand mur, 330 × 445 cm, 1976), dans des nuances de jaune, telle une mer dont les vagues de « tavaillons » souples s’étirent longuement jusqu’à venir « s’échouer » délicatement au sol. À l’aide de fibres mélangées – lin, coton, crin de cheval… –, Olga de Amaral officie pour générer une tridimensionnalité, illustrant à l’envi combien la tapisserie peut s’affranchir de la cimaise et exister en toute autonomie. En témoignent des pièces comme Lianas (Lianes) ou Farallón al ocaso (Falaise au coucher du soleil, 1972). Les titres de ses œuvres (Riscos en sombra [Rochers à l’ombre, 1985], Entorno quieto [Environnement calme, 1993], par exemple), tout sauf anodins, disent l’importance de la nature et du paysage colombien dans son travail. Conceptrice de la scénographie, l’architecte Lina Ghotmeh a d’ailleurs disposé au sol d’immenses blocs d’ardoise qui apportent une minéralité bienvenue et esquissent un dialogue avec les œuvres, tout en offrant une continuité visuelle avec les jardins alentour.
De l’autre côté, la petite salle à droite (depuis l’entrée) est l’écrin d’une installation remarquable composée d’une accumulation de vingt-six Brumas (Brumes, depuis 2013), sculptures évanescentes ressemblant à des nuages et constituées de fils colorés suspendus qui, selon l’angle d’où on les regarde, dessinent le néant ou une figure géométrique.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, sourd parfois un sentiment d’inversion visuelle entre les tapisseries de la grande salle et les Brumas de la petite salle. Les premières, supposées être « en deux dimensions », se font épaisses, organiques, tandis que les secondes, imaginées en volume, semblent s’araser pour devenir des géométries planes.
À VISITER DE NUIT COMME DE JOUR
C’est assez rare pour être souligné, la manifestation bénéficierait d’une visite en deux temps : une à la lumière diurne, l’autre en nocturne. Car à la nuit tombée, une autre exposition se dévoile. Dans la grande salle, c’est moins la matière qui ressort des tapisse-ries que leurs éclatantes couleurs. Dans la petite salle, les Brumas deviennent matérialités solides, et leur redécouverte est complète, les ombres portées au sol ajoutant à l’atmosphère magique. Le jour raconte une certaine fragilité, quand la nuit, au contraire, révèle un rayonnement chatoyant doublé d’une mise en abyme, Lina Ghotmeh ayant imaginé un artifice pour amplifier l’effet visuel des Brumas : elle a habillé les hautes parois vitrées d’un film réfléchissant afin de les faire s’y refléter à l’infini.
Au sous-sol, dans une vaste salle, sont suspendues, entre sol et plafond, plus d’une trentaine de pièces qui rendent un vibrant hommage au travail de la main. La suite constituée de Lienzo ceremonial (Toile de cérémonie), Mi bolso (Mon sac, 1980), Superficie hollada (Surface foulée, 1980) et Fragmento 18 (Fragment 18, 1975) évoque cette intense expérimentation de la matière. L’œuvre Agujero negro (Trou noir, 2016) témoigne de la recherche d’Olga de Amaral sur la lumière et la façon dont elle fait se confronter la rugosité des fibres textiles à la perfection du motif géométrique.
Deux petites salles aménagées à la manière de salons chics mettent en scène quelques œuvres en particulier, telle Cesta Lunar (Panier lunaire, 1990), tapisserie habillée de feuilles d’or et de palladium. Dans la seconde alcôve est disposée une série emblématique de treize Estelas (Stèles, depuis 1996), des tissages enduits de gesso, de papier japonais et de peinture acrylique, avant d’être recouverts de feuilles d’or ou d’argent, si bien qu’ils semblent solides, tels d’énigmatiques stèles funéraires ou monolithes en suspension, dont le côté pile, doré, est lumière, et le côté face, noir, ténèbre. Dans ces deux salons, les œuvres, par leur accrochage plus muséal, perdent cette intense vibration qui naît de l’accumulation et qui provoque l’enthousiasme.
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« Olga de Amaral », 12 octobre 2024-16 mars 2025, Fondation Cartier pour l’art contemporain, 261, boulevard Raspail, 75014 Paris.