L’idée a germé en 2015 lorsque la commissaire d’exposition Bouchra Salih a posé ses valises à Rabat. Elle se rendait presque quotidiennement au jardin d’essais botaniques qui venait de rouvrir après sa rénovation. Celle qui a fait ses classes en tant qu’actrice culturelle à Tétouan et Marrakech où elle assistait, à ses débuts, le fondateur du Festival international de danse contemporaine Taoufiq Izeddiou, imagine alors un événement où les artistes installeraient leur œuvre dans le jardin. État d’Urgence d’Instants Poétiques (EUIP) naît de ce souci d’ouvrir l’art contemporain à une plus large audience et de convier les artistes à concevoir de nouveaux formats d’exposition hors des sentiers battus.
Bouchra Salih a conscience de s’inscrire dans une filiation de manifestations dans l’espace public qui remonte à la création en 1978, par Mohamed Melehi et Mohamed Benaïssa, du Moussem d’Assilah, le festival international culturel annuel de Tanger. « Nous avons été nombreux à réaliser qu’il était non seulement possible de disposer d’une liberté de proposition artistique, mais surtout de diversifier le public auquel nous souhaitions nous adresser en tant qu’acteurs culturels, analyse-t-elle. Depuis les années 2000, j’ai beaucoup suivi ce que font, à Rabat, Abdellah Karroum avec L’Appartement 22 et, à Casablanca, Hassan Darsi avec La Source du lion et son format de passerelles artistiques se déployant dans l’espace urbain. »
Du jardin à l'oasis
En 2018 a eu lieu la première édition d’EUIP, proposant aux artistes M’ barek Bouhchichi, Chourouk Hriech, Laila Hida, Khalil El Ghrib, et Safaa Mazirh ainsi qu’au performeur Kamal Aadissa de s’emparer des espaces du jardin. Les installations éphémères produites alors « touch[ai]ent à la fois aux questions relatives à la fragilité de la nature et am[enai]ent les artistes à une certaine humilité », rappelle l’artiste et graphiste Nassim Azarzar, qui a participé à plusieurs éditions du festival, dont il réalise par ailleurs les affiches. Selon lui, « Bouchra Salih établit une véritable analogie entre la réalité du jardin et la démarche de l’artiste ». Invitation à la lenteur et à la contemplation, EUIP inscrit surtout son propos dans le temps long de la création, à rebours des impératifs du marché de l’art.
En 2022, Bouchra Salih a éprouvé la nécessité de se décentrer et d’ar- penter des territoires vierges. Elle transporte alors la manifestation aux portes du désert, dans le village de M’Hamid El Ghizlane, où elle convie plusieurs artistes à réfléchir au processus créatif. « Il s’agit d’un jardin oasien qui se situe entre le désert et une oasis, explique-t-elle. L’idée, à travers cette nouvelle résidence artistique qui reprendra sans doute en 2025, est d’aller à la rencontre du paysage et des habitants de la région du Drâa, dont le patrimoine oral et architectural est toujours menacé de disparition. »
Un lieu d'expérimentation
À Rabat, les artistes prennent le temps de réfléchir à leur démarche et s’essaient à des formats auxquels il serait difficile de recourir en galerie. Lors de la 4e édition d’EUIP, le peintre et vidéaste Saïd Afifi a proposé une performance inédite, La Nocturne du dragonnier, pour laquelle, sous une pluie fine, il a mis en scène le temps suspendu de la prise de vue. Pour les deux installations qu’il a produites, l’une en 2018, Basic patterns of growth, l’autre en 2021, Happy end, Nassim Azarzar a employé deux matériaux qui s’opposent en apparence à l’esprit du jardin : le bitume, « issu de millions d’années de dégradation végétale », et le plastique, à travers l’utilisation de plus de 300 hélices multicolores achetées dans la médina de Rabat qui lui ont permis de « cartographier le vent ». Ces matériaux « sont à la fois magnifiques, mais aussi les prémices de quelque chose de tragique », constate l’artiste.
Pour la 6e édition d’EUIP, menée en collaboration avec l’Institut français – dont la programmation annuelle s’inscrit autour de la question du vivant –, Bouchra Salih a mis à l’honneur Khalil El Ghrib. Ses œuvres ont la particularité d’être constituées de matières végétales, minérales ou organiques que l’artiste ramasse en bord de mer ou dans la médina d’Assilah où il réside. Réalisées à partir de quignons de pain, de crêpes, de débris de mur sur lesquels il peut apposer des pigments ou de la chaux, ses créations montrent le principe de décomposition au cœur même de la nature, dans un souci de traduire de manière philosophique l’effacement qui attend chaque chose. Mohssin Harraki, quant à lui, a conçu une intervention sur le yerni (capuchon de moine en français), une plante vénéneuse qui fut consommée par de nombreux Marocains durant la famine de 1944, laquelle fit plus de 300 000 morts. Son dessin « stylisé sur mosaïque », envisagé comme un acte de résistance, donne à voir ces « racines qui enlacent la terre malgré la douleur », le jardin étant aussi une métaphore de la mémoire.
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