Qu’est-ce qui vous a amené, pour cette nouvelle série, à quitter le studio pour la nature ?
Plusieurs raisons m’ont conduit à ce mouvement vers la nature. Au cours de mes études d’architecture, durant lesquelles je menais déjà de nombreuses expérimentations photographiques, je travaillais beaucoup en extérieur. Je m’étais fixé le projet utopique de cerner et d’enregistrer un champ du réel avec exactitude et certitude. Mon diplôme d’architecture, que j’ai obtenu en 1979, consistait en deux grandes installations photographiques qui s’intitulaient Champ extérieur. Champ intérieur. En 2022, j’ai eu l’occasion d’exposer pour la première fois ces deux grandes pièces au Château de Monsoreau [musée d’Art contemporain, Maine-et-Loire] – un lieu abritant une importante collection d’Art and Language (groupe d’artistes conceptuels britanniques créé en 1968 en Angleterre).
C’est le fait de revoir ces deux installations et leur pertinence réactivée qui m’a donné envie de travailler à nouveau dans la nature. Par ailleurs, une connexion existe aussi entre cette nouvelle série et la précédente, Planètes [2016], dans laquelle je voulais rendre crédible un monde extrêmement lointain, simplement fabriqué dans l’atelier. Il y avait là une réalité concrète faite de terre, de lumière et d’espace. Ces « trois éléments » – je reprends le titre de l’exposition à la galerie In Situ – fabienne leclerc – sont à la fois une réalité proche et un monde lointain.
Enfin, j’ai l’habitude de beaucoup marcher. La marche dans la nature ou dans les villes est constitutive de mon rapport au monde. Il ne s’agit pas seulement de sortir de l’atelier. C’est une interrogation aussi par rapport aux questions actuelles sur la fragilité de l’environnement. Notre incompréhension sur les événements climatiques relève d’un manque de vigilance sur l’échelle des choses. La nature est une chose qui nous fonde, qui a une profondeur incommensurable, alors que la modernité n’a que quelques siècles. On confond l’échelle de la nature et celle de la modernité.
La photographie Le Pont d’Iéna (1980) a-t-elle un lien avec ce déplacement de l’intérieur vers l’extérieur ?
Dans cette image, une paire de chaussures est posée sur le trottoir du pont d’Iéna, devant la tour Eiffel. Elle me servait de modèle pour déplacer l’appareil photographique tous azimuts, pour guider mon regard. Travailler en extérieur – alors dans une zone urbaine – me permettait d’utiliser cet appareil photographique comme un outil d’observation totale d’un champ spatial. Cela peut en effet avoir un lien avec le fait de vouloir capter un environnement global dans la nature comme je le fais dans cette dernière série. L’aspect des facettes créées par les images reprend, en effet, celui des fragments de miroir.
Pourquoi ce titre, Trois éléments ?
Sur l’une des premières photographies de la série, des miroirs rectangulaires entiers sont posés dans la nature à la manière d’un piège, dans trois directions identifiables. Dans cette première image, il y a la végétation, la terre dans une direction, un reflet du ciel, l’air dans une autre direction puis l’espace, la lumière qui unifient l’ensemble. Le titre de l’exposition vient de là : la terre, l’eau, l’air dans la fusion des éléments.
Et le feu ?
J’ai traité du feu dans ma série Glaçons [1983]. L’utilisation, à cette époque, d’éléments naturels tels la glace, l’eau, le feu, la pluie, la terre... relevait surtout d’un réalisme des matériaux. Faire de la fausse pluie en atelier, ce n’est pas seulement de l’illusion, c’est une proximité avec la nature et, surtout, une observation phénoménologique sur ce qui advient.
Aviez-vous déjà utilisé le miroir dans vos photographies avant cette série Trois éléments ?
C’est la première fois. Évidemment, le miroir a été largement exploité dans l’histoire de l’art. On peut penser, par exemple, aux œuvres conceptuelles de Robert Smithson ou de Michael Snow, comme La Région centrale [1971], avec cette idée d’observer la globalité d’un champ. Ce sont des références de mes années d’études. La photographie a toujours été pour moi un outil d’interrogation sur le médium même.
Cela a-t-il encore un sens à l’époque actuelle de parler de photographie conceptuelle ?
Oui, c’est le champ qui m’a constamment intéressé. Le paradoxe de la photographie est d’être dans un acte d’enregistrement concret, factuel – les objets sont montrés tels quels, sans montage ni détournement. La photographie a cette nature concrète. Mais elle produit aussi une mise à distance importante grâce à l’outil technique qu’est l’appareil. Cette opposition et ce paradoxe induisent cette dimension conceptuelle qui me paraît passionnante. Il me semble difficile de penser la photographie autrement, à moins d’entrer dans le champ de l’illustration.
Aujourd’hui, l’image a-t-elle absorbé la photographie ?
Je continuerai à parler de photographie, une pratique qui a à voir avec un objet technique, qu’il soit analogique ou numérique. La technique n’est pas déconnectée de l’homme ; elle est de nature humaine. Et l’appareil photo fait le trait d’union entre le réel et l’objet photographique produit, comme l’évoque le philosophe Gilbert Simondon (Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Éditions Aubier-Montaigne, 1958).
Vous parlez souvent, à propos de votre travail, d’aller « au plus près des choses ». Pourrait-on dire que, en utilisant ces miroirs, vous allez au plus près du regard ?
Dans ces images, j’attire l’attention sur le miroir qui reflète l’environnement et sur l’objet même qu’il constitue. Collés sur des supports en bois, ces miroirs sont agissants dans le paysage. Lorsqu’ils font barrage dans un torrent, ils détournent l’eau, mais aussi son reflet, et son image, ce qui rend plus effective la réalité observée.
Certaines parties de ces images peuvent- elles être considérées comme abstraites – par exemple lorsque l’eau se met à ressembler à de la pierre ?
Je ne le crois pas, car l’appareil photo enregistre physiquement la nature qui est devant moi. Certes, il peut y avoir des détournements de la réalité des choses. La question est intéressante, mais je m’en démarque presque de manière éthique, en envisageant, comme je le dis plus haut, que la photographie est toujours concrète.
Par la présence de ces miroirs, comme à l’intérieur d’un appareil photo, la nature devient-elle une chambre photographique destinée à enregistrer le paysage ?
Je trouve cette idée séduisante, car la question de l’espace photographique m’intéresse depuis toujours, la façon dont l’appareil photo permet de capter un espace réel qui devient un espace photographique. C’est une vraie singularité que ce transfert du réel par un jeu de miroirs.
Ces miroirs brisés sont-ils pour vous des formes simples ?
Dans quelques pièces, par exemple Piège [2023], on voit des miroirs rectangulaires. Le réel et sa duplication se confondent – la duplication est l’un des propos importants de cette série. Il y a également des paysages raccordés, mais on s’aperçoit que ces miroirs sont appuyés sur une voiture, comme un leurre et une démystification. Les miroirs brisés, quant à eux, ont des formes moins simples, qui, à leur façon, peuvent aussi constituer des paysages. Je suis devant le dispositif, et les miroirs sont orientés hors champ, de tous les côtés, afin de ramener le lointain vers le proche, de rapprocher différents types de végétation ou d’enneigement. Un coup de vent modifie quelquefois l’ensemble de manière aléatoire.
La notion de fragment, souvent présente dans votre œuvre, vous importe-t-elle dans cette série, au regard de ce qu’est la photographie ?
Ce sont des arguments que j’énonce volontiers, en effet : la photographie et le cinéma interrogent toujours le hors-champ. Objectiver le réel par le fait photographique m’a conduit à choisir des objets, à les observer, à les rendre visuellement efficaces. La fragmentation de la photographie est inhérente à son processus.
Le geste qui a consisté à casser ces miroirs se rapproche-t-il de la coupe, comme dans votre série Prises d’air (2012), pour laquelle vous avez tranché des objets en deux ? Peut-on l’apparenter à l’acte photographique ?
Je n’ai pas cherché d’emblée la notion de brisure comme j’ai recherché l’effet de coupe pour les Prises d’air. Les miroirs se sont brisés de façon accidentelle, à cause d’un coup de vent. Mais j’en saisis l’opportunité. Je m’étais rendu compte que j’avais des difficultés à diffracter l’espace autour de moi. Lorsqu’ils se sont cassés, je les ai recollés sur du bois et ajustés avec précision, ce qui inscrit le miroir comme un objet, et pas seulement comme un reflet.
Devant la gourde coupée dans l’exposition, même si l’on comprend bien ce qu’il se passe, on continue de s’interroger sur ce qui est coupé : l’objet ou la photographie ? Ce n’est pas une sculpture. L’intérêt réside dans l’espace photographique que j’ai partitionné. Et la visibilité tranchante de la coupe tente de définir ce champ minimal de l’acte photographique, comme vous le dites.
Est-ce un geste de biologiste ou d’entomologiste ?
Oui, c’est un geste scientifique, celui d’aller voir comment la chose est faite.
Ces fragments de miroir ont-ils une dimension architecturale comme la série Talons (1987) ? Ces constructions basses correspondraient-elles d’ailleurs aux recherches actuelles de formes plus organiques qu’au cours des dernières décennies ?
J’ai plutôt pensé ce système comme un protocole d’installation. Une image de l’exposition, Signal [2024], montre le dispositif d’un peu plus loin et de côté, la façon dont je l’installe dans le paysage. La grande photographie Anticlinal [2024] reprend le même dispositif, mais de face et dans un plan rapproché.
Je mets des formes en équilibre, pour capter le paysage environnant et fusionner le champ du réel devant l’appareil photographique avec ce que reflètent les miroirs du lointain et du proche. Cette concentration de l’image photographique à un champ exclusif m’intéresse, car cela oblige à interroger au plus près son lien au réel, en étant proche du champ conceptuel. En photographie, la main n’a pas de sens. C’est l’appareil photo qui est entre le réel et l’objet produit.
Ces étagements de fragments de paysage peuvent aussi évoquer les décors du théâtre d’ombres. Quelle est la part d’ombre dans ces images ?
À la galerie In Situ - fabienne leclerc, je présente une pièce plus ancienne, Paysage, de 2007, que je souhaitais mettre en résonance avec les nouvelles. Il s’agit de la projection d’une image photographique sur des maquettes et des volumes dans l’atelier. Cette projection lumineuse de l’image d’une chaussure éclairait les volumes et provoquait des ombres sur l’arrière-plan de cette installation, comme une crête montagneuse. Je parlerais volontiers d’ombre dans cette séquence. J’ai souhaité la présence de cette image dans l’exposition pour montrer que cet effet de projection du réel sur un volume constitue le phénomène inverse de ce qui se passe avec les miroirs qui, eux, aspirent une image du réel sur leurs surfaces.
Sur cette photo de 2007, la présence de l’ombre conduit à la disparition de l’image de la chaussure qui se transforme en montagne. Dans la série récente Trois éléments, on croit tout voir, par un effet panoptique, mais en réalité ces images sont surtout la démonstration de l’impossibilité de tout voir. C’est l’image du réel. Mais n’est-ce pas aussi celle du manque ?
C’est certain qu’il y a un manque, puisqu’il y a une déstructuration de la logique de représentation, mais cela participe à l’invention de nouveaux espaces qui fusionnent les échelles, les distances. Ces miroirs découpent l’espace, les éléments, la montagne, la végétation, la rivière, les arbres, l’horizon, le ciel..., cependant l’espace photographique rassemble tous ces éléments.
Peut-on faire un lien entre vos séries des têtes vues de haut, des Planètes, et la nouvelle série, Trois éléments, comme autant de petites cosmogonies ?
Oui, il y a une globalité des espaces photographiques mis en jeu, qui disent le monde avec des stratégies et des lectures diversifiées. Les Planètes ont un aspect représentatif illusoire, mais aussi un aspect très concret : il s’agissait de grandes surfaces de terre, de lumière et d’ombre. Faire des paysages un peu après, c’était reprendre cette fausse nature que j’avais fabriquée dans l’atelier avec des matériaux naturels.
Quelle place faites-vous au son dans vos photographies, par exemple dans cette série où les miroirs sont d’abord montrés entiers, puis brisés, comme dans la série des tambours, Géographies (1988), ou encore dans les images de braille dans les Portraits (1985) ?
La nature même de la photographie est son mutisme. La question de savoir si je pouvais capturer un son a été le point de départ de cette série de tambours. L’objet en lui-même est évocateur de sons dans sa surface et sa tactilité. C’était quelques années après avoir fait ma série sur le braille, dans laquelle je photographiais des portraits flous sur des textes en braille, une façon de provoquer un non-sens, et de souligner l’absolue non-tactilité de la photographie. Interroger ce type de contradictions et de non-sens permet quelquefois de trouver des résolutions formelles inattendues et très signifiantes, où les logiques de l’art et du réel peuvent se rencontrer.
« Patrick Tosani. Trois éléments », 3 novembre - 21 décembre 2024, galerie
In Situ - fabienne leclerc, 43, rue de la Commune de Paris, Romainville, insituparis.fr