« Du point de vue de la connaissance historique, vous êtes nul, mais vous avez l’œil, et ça, c’est irremplaçable. » Figure emblématique du Museum of Modern Art (MoMA), à New York, William Rubin a très tôt compris le secret de Pierre Apraxine (1934-2023). Ce dernier appartenait à ces quelques élus bénis d’un don rare et très recherché des amateurs d’art : un œil, « l’œil absolu » qui lui a permis de s’intéresser à la photographie, alors même que celle-ci était reléguée au fond des tiroirs des institutions et ne possédait pas encore de marché.
Curiosité et instinct
Né en Estonie en 1934, Pierre Apraxine grandit en Belgique, en exil, pendant la Seconde Guerre mondiale. Jeune homme, il étudie le dessin puis l’histoire de l’art à l’Académie royale des beaux-arts de Bruxelles, où un professeur éveille sa sensibilité aux œuvres originales. En 1966, il fait la connaissance du banquier belge Léon Lambert, dont il devient le conseiller artistique. Pierre Apraxine se passionne alors pour le minimalisme et l’art conceptuel. Il s’installe ensuite à New York, où il rejoint les équipes du MoMA. Dix ans après le baron Léon Lambert, il fait une autre rencontre décisive, celle de l’Américain Howard Gilman, magnat du papier, pour qui il concevra plusieurs collections : une première consacrée aux œuvres minimales et conceptuelles, une deuxième, aux dessins d’architecture utopiste, et, enfin, une dernière, aux photographies.
C’est encore le hasard d’une « rencontre », cette fois avec un cliché, qui le met sur la voie de son destin. En 1978, il découvre chez les marchands français Hugues Autexier et François Braunschweig – fondateurs de la galerie Texbraun – une épreuve d’Édouard Baldus, Groupe dans le parc du château de La Faloise (1856). Son instinct lui souffle qu’elle sera la première pierre d’une collection qui allait remettre au goût du jour la photographie ancienne, alors que l’intérêt du milieu pour ce domaine est quasi nul. Vingt-cinq ans et 8 000 images plus tard, l’ensemble est acquis par le Metropolitan Museum of Art, à New York, par l’entremise de Maria Morris Hambourg, conceptrice du département de photographie du musée – laquelle signe l’introduction de la publication.
Si cette découverte est un exemple parmi d’autres de son œil légendaire, les Mémoires de Pierre Apraxine révèlent aussi comment sa grande curiosité a contribué à l’aiguiser. L’éditeur Jean Poderos, qui a accompagné l’auteur dans la rédaction de ce récit, met en avant l’autre secret du collectionneur : « son esprit curieux de tous et de tout, qui ne se satisfaisait jamais de son immense culture » et avec lequel il a conquis le monde de l’art.
Alors qu’il était un adepte d’ésotérisme, Pierre Apraxine a été lui-même, jusqu’à ses derniers instants, un oracle de la photographie, à la porte de qui l’on se bousculait pour chercher conseil.
Pierre Apraxine et Jean Poderos, L’Image à venir. Mémoires d’un collectionneur, Paris, Éditions courtes et longues, 2024, 352 pages, 24 euros.