Quelle est la place, dans votre existence, de vos quatre premières années d’enfance à Istanbul ?
Même si je suis issue d’une génération que l’on dit abstraite, l’histoire familiale a toujours été très importante dans mon œuvre. Je viens d’une famille juive séfarade, nous parlions espagnol à la maison. En raison de l’antisémitisme à Istanbul, mes parents sont partis pour la Suisse, où ils ont trouvé un travail. Nous avons beaucoup de parents qui sont allés en Israël. Il y avait aussi la possibilité de s’installer au Canada, où mon père s’était rendu quand il était jeune, mais il n’aimait pas la situation religieuse là-bas : en tant que Judéo-Espagnol, on passait constamment après les Russes, les Polonais ou les Allemands. Le français était pour ma mère la langue de la culture. Nous vivions très isolés, en Suisse alémanique, dans un canton catholique. Il y avait bien là une communauté juive, mais c’était un hasard. Dans les années 1970, il y régnait une peur existentielle de ceux qui viennent d’ailleurs. J’ai vécu cela quand j’étais enfant. C’était vraiment dégradant.
L’art était-il présent pour vous dans ces années ?
Non, pas vraiment. Mon père était photographe amateur. Il était fasciné par la technique. Ma mère était couturière. Lorsqu’elle est arrivée en Suisse, elle a suivi une formation par correspondance avec Paris. Son parcours a constitué un modèle très important pour moi. La première année, je n’avais pas d’amis, car je parlais turc, et les autres enfants, suisse allemand.
D’où vient votre prénom, Renée ?
Dans la famille, nous avions toujours trois noms : un nom francophone que l’on utilisait à la maison, un nom que l’on utilisait hors de la maison, et un nom en hébreu. Ma mère s’appelle Lucie, Laila, Léa. Pour moi, il s’agit d’un accident. On prenait habituellement le nom de la grand-mère. Ma grand-mère s’appelait Victoria. Mes parents ont pensé : reine, Renée. J’ai appris par la suite que Renée est un nom que l’on donne à des personnes qui deviennent catholiques. C’est aussi l’idée que je suis « re-née » dans une autre religion. Il y a vingt ans, j’ai commencé à jouer avec ce nom, et avec ce son « ée ». J’aime les noms, et les univers poétiques qui se cachent derrière eux, pas seulement leur signification, mais également leurs sonorités. Mon installation à la Biennale de Lyon [en 2019-2020] avait pour titre Mia, Moira and Mi. Aujourd’hui, je travaille sur une nouvelle œuvre qui va s’intituler Nelly, Delly and Ava – j’hésite encore entre Avi et Ava.
Comment ces jeux avec votre prénom, Renée, se sont-ils traduits en formes ?
Il y a eu un épisode au cours duquel j’ai dû faire face à l’antisémitisme : j’avais gagné un concours pour le canton de Lucerne, et un politicien de droite a pris des positions contre moi en raison de mon nom, Levi. Je me suis sentie très seule, le jury n’a pas réagi, et cela a été très dur. J’ai quitté ma galerie à Zurich et je suis venue en France. J’avais le choix entre me cacher ou bien être offensive. Alors j’ai fait ma première exposition personnelle au Museum Folkwang, à Essen, en Allemagne, en 2003. Son titre, « Sariyer », évoquait un endroit de mon enfance en Turquie. J’ai écrit en très grand « Levi 03 », le signe que les Levi avaient franchi le nouveau millénaire. J’étais curieuse des réactions, mais personne n’a relevé, pas même le commissaire, lequel savait pourtant ce qu’il s’était passé, et appartenait lui-même à une minorité.
Il faut dire aussi que la sonorité « ée » est une marque du féminin, mais à travers un «e» inaudible. Vous l’écrivez souvent dans vos œuvres. Que représente-t-il pour vous ?
Plus jeune, ce nom m’a valu beaucoup de moqueries d’enfants, mais ce deuxième « e » qui a tendance à disparaître est très intéressant. J’ai été entourée de personnes qui n’acceptaient pas la présence des femmes – il faut se souvenir que le droit de vote des femmes n’a été obtenu en Suisse qu’en 1971. Et l’on oublie toujours que je suis une femme. Il existe une façon d’être cachée, et d’être présente malgré tout. C’est ma manière de m’exprimer.
On retrouve cela dans le titre de votre œuvre au Palais de Tokyo, La Elle, qui contient beaucoup de significations possibles, en réaction au monde contemporain, en particulier un rapport à l’échelle humaine. À propos de disparition, êtes-vous une lectrice du roman La Disparition (1969) de Georges Perec ?
Non, je ne l’ai pas lu, bien qu’il existe une extraordinaire traduction de ce livre en allemand. La littérature est très importante pour moi. Je formule toujours des titres pour mes œuvres à partir de noms féminins. Par exemple, à Annemasse [Haute-Savoie], je cherchais le nom d’une femme qui ait été résistante : Aimée Stitelmann. À 17 ans, cette femme qui s’appelait Aimée a sauvé des enfants juifs... Tilo Frey [1923-2008] a été une des premières députées du Parlement suisse en 1972, une femme de couleur, de surcroît, mais personne ne s’en souvient aujourd’hui.
Dans les premières années de votre formation, qu’est-ce qui vous a conduite vers l’architecture ?
J’aimais dessiner, j’ai commencé un apprentissage, il me fallait une profession où je pourrais travailler partout, en Italie ou ailleurs, donc sans rien qui implique la langue. Je suis allée dans le Tessin [dans le sud de la Suisse], c’était le temps du postmodernisme, d’Aldo Rossi, et je suis venue à Bâle [dans le nord] pour étudier l’architecture : j’ai eu des professeurs qui avaient émergé dans les années 1970, qui voulaient apprendre de la nature, des Alpes rurales. L’un d’eux avait fait une typologie de bâtiments, lesquels avaient chacun leur logique fonctionnelle et esthétique ; puis, j’ai réalisé qu’il existait des maisons qui avaient une autre présence, non déchiffrable et non rationnelle. J’ai cherché et j’ai trouvé l’art. Ensuite, j’ai travaillé avec les architectes Jacques Herzog et Pierre de Meuron, car Jacques Herzog s’intéressait beaucoup à l’art, notamment à des artistes comme Donald Judd. Nous avions bien une communauté d’amis à Bâle comme Eric Hattan et Silvia Bächli, ou encore Miriam Cahn, mais, après deux ans, je me suis rendu compte que je n’avais pas les relations qu’avaient Jacques Herzog et Pierre de Meuron. Et je suis une femme. Tout cela m’a décidé à changer de voie, et j’ai bien fait.
Le moment où vous avez repris des études en art, à Zurich, à l’âge de 27 ans, a-t-il été pour vous une re-naissance ?
C’est la première fois que j’ai eu la liberté de faire ce que je voulais. J’étais une très bonne architecte, donc personne, autour de moi, n’a compris ce choix. J’ai dû me défendre. Et cela a été très important. Oui, une renaissance...
Qu’est-ce qui vous a nourrie en art, pendant cette formation ? Vous intéressiez- vous par exemple à Cy Twombly, à Martin Barré, aux artistes de Supports/Surfaces ?
J’ignorais tout de Martin Barré. En revanche, je connaissais Cy Twombly, mais sa vie d’un Américain en Italie ne m’intéressait pas beaucoup. À cette époque, je travaillais avec des matériaux que je trouvais dans la rue. Après l’école d’art, en 1991, je me suis installée à Paris, à la Cité des arts. Puis je suis revenue en 1995. Je faisais des choses très simples, comme peindre une couleur sur carton. Bien sûr, j’ai vu des œuvres de Supports/Surfaces au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, mais j’étais peu familière de ces artistes. C’est Christian Bernard qui m’a parlé d’eux, plus tard, vers 2000. Je m’intéressais à Barnett Newman – on ne parlait jamais des artistes femmes. J’ai visité l’atelier de Jackson Pollock [à Long Island, New York] avec la Kunstverein de Bâle sans que l’on mentionne le nom de Lee Krasner. Par la suite, j’ai eu un mal fou à faire recruter une femme professeure à l’école d’art de Bâle. Récemment, j’ai découvert une œuvre de Hedda Sterne au Kunstmuseum de Bâle. Cette peintre est formidable, mais elle est très peu connue.
Quel est le rôle de Marcel Schmid dans votre création ?
La collaboration avec Marcel Schmid dure depuis mes débuts, il y a trente-cinq ans. Il a toujours été plus architecte que moi, même s’il n’a pas étudié l’architecture mais le design graphique. Quoi qu’il fasse, il pense comme un concepteur. Lorsque nous avons commencé à travailler ensemble, c’était pour les concours, les recherches de matériaux, d’échelle, d’installation... J’ai beaucoup appris de lui, de la façon dont il prend des décisions. Aujourd’hui, nous nous comprenons très vite, sans avoir besoin de beaucoup nous parler. Mais au moment de dessiner, c’est toujours moi qui agis. La pression du dessin est sur moi, celle de la possibilité de la réalisation est sur lui. Nous avons plusieurs modèles de toile : 150 cm que je peux manier, 160 cm, un format très intéressant, mais que je ne peux pas manipuler seule, puis 190 cm, 230 cm et 340 cm. Ces mesures viennent de l’architecture. Lors de ma dernière exposition au Crédac [centre d’art contemporain], à Ivry-sur-Seine, en 2011, j’avais proposé que Marcel fasse une affiche qu’il signerait. Claire Le Restif [directrice du Crédac], qui connaît très bien notre travail, était tout à fait d’accord. Mais c’est lui qui n’a pas voulu. Il est un peu comme un metteur en scène. D’ailleurs, il a eu des expériences dans le théâtre où il faisait les décors, qui sont très importantes dans sa façon de voir les choses.
Par exemple ?
Au Palais de Tokyo, l’équipe nous a proposé l’emplacement de la verrière sur laquelle j’ai installé mon œuvre La Elle, mais nous avons ensuite réalisé que c’était un lieu de passage, et non un mur d’exposition. Lorsqu’on accroche une œuvre, l’architecture passe souvent au second plan, et pourtant elle est toujours là. Nous avons pensé éliminer le blanc de ce lieu et retrouver le gris du béton. Et l’équipe a tout de suite compris pourquoi. C’était une façon de faire disparaître ce terrible côté « vestiaire ».
Cela se rapproche-t-il de ce que vous avez fait à la Biennale de Lyon en 2019 par exemple, Mia, Moira and Mi, où vous avez utilisé la teinte du parquet pour la couleur des murs sous vos toiles ?
Il n’existe jamais de white cube absolu, d’espace neutre. Dans une exposition personnelle, on trouve toujours des solutions. Le problème, ce sont les expositions de groupe. Au Palais de Tokyo, dans « La Morsure des termites » (2023), nous ne savions pas que l’éclairage serait si sombre, ce qui fait que la vidéo a pris trop de place. C’est important d’être vu dans des expositions collectives, mais on est souvent déçu.
Qu’est-ce qui vous a attiré dans l’utilisation du spray ?
À la Kunsthalle de Bâle, en 1999, j’ai voulu changer l’espace au dernier moment, alors je suis venue le matin tôt, je l’ai couvert de spray en une heure. Quand le commissaire est arrivé, c’était fait ! Aujourd’hui, je sais que je peux aussi utiliser de grands pinceaux et des serpillières. À l’époque, je connaissais surtout le spray, et je ne me servais pas de toile. Cela venait également de la proximité que j’avais avec les objets de la rue. La question était : qu’est-ce que l’art ? Ou qu’est-ce qu’une peinture ? En histoire de l’art, on a toujours l’idée que l’œuvre sur une toile est de l’art. Je n’ai commencé à peindre sur toile qu’au moment où j’ai enseigné à l’école d’art de Bâle, en 2000. Nous avons réalisé que ce support était très facile à manipuler. Notre rigueur, liée aux idées des années 1970 sur ce sujet, n’était plus adaptée (mais à vrai dire, nous ne savions pas grand-chose des années 1970 !). Nous avions vu l’œuvre de Robert Ryman à la Hallen für Neue Kunst, à Schaffhausen, en Suisse : sa façon d’accrocher une œuvre et sa manière de n’utiliser que du blanc ont été des découvertes essentielles pour moi. Il y avait également Mario Merz, Robert Mangold, Sol LeWitt, Lawrence Weiner, Frank Stella – seulement des hommes.
À partir de 2008, vous avez inventé l’usage de la serpillière pour peindre, ce qui confère une dimension particulièrement sensuelle aux œuvres qui ont suivi. Cela s’est aussi accompagné d’une évolution dans votre emploi des couleurs : vous êtes passée de teintes industrielles à des bruns, des noirs et des bleus que vous fabriquez avec des pigments. Comment cela s’est-il produit ?
Pour l’exposition au Crédac, en 2011, je voulais faire une grande toile. Un jour où je travaillais à cela, je me suis rendu compte que je n’avais pas de blanc. C’était un dimanche alors, comme je ne pouvais pas m’en procurer, j’ai décidé de le fabriquer, mais j’ai mis beaucoup trop de pigment. Rien n’était comme cela devait être. Mais ma volonté de faire cette toile était si forte que je ne me suis pas préoccupée de contraintes techniques. Tout s’est fait au hasard... Au Palais de Tokyo, j’ai souhaité ne pas faire de test dans mon atelier et utiliser sur place une bombe de peinture très puissante qu’Hugo Vitrani [curator au Palais de Tokyo] m’avait recommandée, afin de garder la spontanéité de mon geste.
Cela semble lié à votre intérêt pour la performance.
Tout à fait. En général, je demande toujours à être seule quand je travaille, mais, au Palais de Tokyo, je n’ai rien dit, et j’ai oublié les gens tout autour. J’étais sur une nacelle avec un assistant, Noé : j’ai dû accepter de ne pas pouvoir faire ce que je faisais dans mes carnets, et j’ai décidé de tout montrer.
Vous avez d’ailleurs un projet de performance avec un public choisi.
Oui, ce nouveau projet, accompagné par un musicien, s’adresse à une trentaine ou une cinquantaine de personnes. À ce sujet, Marcel pense différemment de moi, il imagine trois performances dont la dernière pourrait concerner un plus large public.
La grille du jeu de sudoku apparaît souvent dans vos œuvres. D’où cela vient-il ?
Pendant un moment, je faisais constamment des sudokus. J’étais « accro » à ces petits livres que l’on achète dans les kiosques, au point que Marcel m’a dit que je devrais les collectionner. Ils ont des styles différents en fonction des pays. J’aimais les remplir, mais aussi dessiner dans les marges. C’était une activité annexe qui n’avait rien à voir avec l’art. En 2012, j’ai participé au Festival L’art dans les chapelles, en Bretagne. On m’a proposé d’intervenir avec une peinture murale dans une très jolie chapelle. Marcel et moi sommes allés voir, et nous avons compris que ce ne serait pas possible : d’abord, c’était une église, en plus, il y avait une merveilleuse peinture au plafond. Notre intervention n’aurait pas été assez respectueuse de ce lieu.
Au même moment, avec des amis, Marcel et moi avons créé une communauté juive libérale à Bâle. Notre fille Léa venait de naître. Marcel n’est pas juif, mais nous voulions qu’elle soit élevée dans la religion juive, puis qu’elle choisisse plus tard. Lorsqu’on est enfant, on ne met pas de mots, mais on peut se rendre compte que notre grand-mère ne fait pas certaines choses le dimanche, comme se couper les ongles. Nous avons fréquenté la synagogue de Bâle, mais cela ne nous convenait pas. Nous avons donc lancé une fondation avec une amie qui en avait les moyens. Le premier espace était souterrain. La Torah est arrivée dans un sac de sport, c’est là qu’elle était rangée. Marcel trouvait que cela n’était pas du tout approprié (il a le plus grand respect pour ce livre écrit à la main, sans une seule faute), alors il a dessiné une Aron HaKodesh (arche de la Torah) – à cette époque, je ne connaissais même pas ce mot – pour que l’on puisse la protéger. Léa a suivi tout cela. Dans cette communauté, il y avait beaucoup d’homosexuels, de juifs convertis, d’Américains de New York ou de Los Angeles. Nous n’étions pas religieux, il s’agissait surtout de faire communauté.
Dans ce contexte, il était clair que nous respections trop la chapelle bretonne en question pour y créer une nouvelle peinture. C’est ainsi que nous avons apporté un projecteur sur lequel nous avons placé une grille de sudoku dessinée sur un transparent, et nous avons fait une projection. Dans la religion, les nombres sont très présents, ils sont liés aux morts, à la Shoah... Ces sudokus sont entrés dans mon travail.
Votre œuvre est parfois comparée à celle de l’artiste allemande Katharina Grosse, mais vous semblez avoir un autre rapport à l’échelle du corps humain, plus proche du Modulor de Le Corbusier. Qu’en pensez-vous ?
C’est vrai. On nous compare souvent en raison du spray, qui demeure un outil peu commun, mais Katharina Grosse a un rapport très différent aux proportions, elle travaille à une échelle monumentale, qui dépasse le corps humain. Et elle choisit autrement ses couleurs. Je m’intéresse en effet beaucoup au Modulor. Quant à Cy Twombly, dont nous parlions précédemment, il a des narrations précises à l’esprit, ce qui n’est pas mon cas. Je ne veux pas de narration, je veux être plus claire et plus rapide. Nous arrivons à des signes semblables, mais avec des chemins et des fondements distincts. Pour moi, écrire et dessiner sont deux mêmes choses.
« Renée Levi. La Elle », 17 novembre 2024 - 11 mai 2025, Palais de Tokyo, 13, avenue du Président-Wilson, 75016 Paris, palaisdetokyo.com