Pour une bonne entrée en matière dans l’œuvre de Marina Abramović (née en 1946), la performance Imponderabilia s’impose. Réalisée pour la première fois à Bologne (Italie) en 1977, elle oblige les visiteurs à se frayer un chemin entre les corps nus d’un homme et d’une femme. En résulte un grand trouble, personne ne sachant plus où mettre ses mains ni ses yeux. Bien sûr, ce ne sont plus depuis longtemps ni Marina Abramović ni Ulay qui mettent ainsi à l’épreuve le public, mais des héritiers rejouant les performances historiques de la pionnière de la discipline. Comme Luminosity (1997), action christique célèbre où le performeur, suspendu contre un mur en pleine lumière, semble flotter dans l’espace.
Coproduite avec la Royal Academy of Arts, à Londres, le Stedelijk Museum, à Amsterdam, et le Kunstforum, à Vienne, l’exposition au Kunsthaus de Zurich retrace la carrière de l’artiste, laquelle démarra en peignant ses rêves à l’âge de 14 ans, avant de découvrir, peu de temps après, que la performance était le meilleur moyen pour elle d’explorer les limites physiques du corps humain.
Une prise de risque
Comme tout ce qui concerne ce genre vivant de la création contemporaine, la manifestation zurichoise présente beaucoup d’archives, de photographies, de projections vidéo et de films, dont Rest Energy (L’Énergie du repos, 1980), autre performance célèbre pour laquelle Marina Abramović tient le corps de l’arc dont Ulay, face à elle, tend la corde armée d’une flèche menaçante. Aucun des deux n’ayant intérêt à lâcher, au risque de voir le projectile se ficher dans le cœur de la performeuse.
De leurs côtés, un tas d’os et une grande photographie couleur rappellent le pan « trash » d’une artiste qui passa plusieurs jours, lors de la Biennale de Venise de 1997, enfermée dans un sous-sol à nettoyer des fémurs de vaches sanguinolents pour dénoncer la guerre en ex-Yougoslavie.
Artiste de la prise de risque maximale, Marina Abramović a mis sa vie en jeu en employant des accessoires dangereux (revolver et couteaux) et se laissant étouffer par le souffle d’Ulay, son complice artistique et compagnon pendant douze ans. La longévité rare de sa carrière (plus de cinquante ans, pour une forme artistique par définition éphémère) s’explique par la capacité de l’artiste à adapter son art à l’air du temps, tout en cultivant sa légende et en exploitant son sens abouti de la mise en scène. On se souvient des visiteurs faisant la queue devant le Museum of Modern Art, à New York, en 2010, pour se retrouver face à la performeuse, sans bouger ni parler. Cette performance, intitulée The Artist is Present, posait la question de la place du spectateur, de celle de l’artiste et du rapport au temps d’une œuvre sans fin. Elle est évoquée à Zurich par des murs d’écrans diffusant les captations vidéo de ces rencontres intenses.
Faire l'expérience de l'art
Au Kunsthaus, Marina Abramović invite également les visiteurs à faire l’expérience de l’art. Elle propose des œuvres où chacun peut tester ce rapport au corps et à l’esprit grâce à des éléments s’enfilant comme des prothèses et à des sculptures sur lesquelles chacun peut s’allonger ou contre lesquelles s’appuyer. La Serbe a conçu une installation spécifique pour l’étape suisse de sa monographie : Decompression Chamber. Celle-ci se présente comme une salle de relaxation (ou plutôt de « digital detox » selon les termes de Mirjam Varadinis, commissaire de l’événement) avec vue sur les arbres, où les spectateurs, étendus sur des transats, casque sur les oreilles, se détachent de l’instant en n’écoutant plus que leur voix intérieure. Ils sont alors prêts à rejouer la performance Counting the Rice (2014), consistant en un groupe de personnes casquées occupé à trier patiemment des grains de riz noirs et blancs.
La rétrospective s’achève sur la pratique sculpturale de l’artiste, fascinée par la nature et ses manifestations minérales, qui prend des atours new age un peu folkloriques. Portal (2022), un portail noir hérissé de 190 cristaux de sélénite illuminés est un passage entre « la lumière et l’obscurité, la conscience et la spiritualité ». Le traverser est censé plonger le visiteur dans un état de bien-être soudain, la pierre étant réputée pour ses vertus apaisantes. Ce qui ne fonctionne visiblement pas avec tout le monde...
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« Marina Abramović. Rétrospective », 25 octobre 2024 - 16 février 2025, Kunsthaus Zürich, Heimplatz, 8001 Zurich, kunsthaus.ch