Quel a été votre premier choc esthétique ?
À 3 ans et demi, alors que j’avais suivi mes parents aux États-Unis, ceux-ci m’ont inscrit dans une école dont la méthode pédagogique était assez en avance par rapport à la France. On faisait de la « finger painting », de la peinture directement avec les mains. J’ai gagné un concours scolaire, ce qui m’a valu d’avoir ma photo dans le New York Times, couvert de peinture, à côté d’une fillette de 9 ans, géante en comparaison de moi. Elle m’a demandé : « Qu’est-ce que c’est que ça ? » J’étais incapable de l’expliquer. Que non seulement je puisse m’amuser follement à peindre ainsi, mais que l’on me demande ce que cela voulait dire, voilà qui fut sans doute mon premier choc. J’ai compris qu’il y avait là un problème, que je n’ai toujours pas résolu quatre-vingts ans plus tard. Nous faisions partie de la colonie de réfugiés européens antinazis. On y rencontrait Elisa et André Breton, Marcel Duchamp, Dorothea Tanning, Max Ernst, Claude Lévi-Strauss, Yves Tanguy, André Masson, Roberto Matta, Richard Huelsenbeck, George Grosz et bien d’autres encore. Tel fut mon bouillon de culture.
Votre père, Robert Lebel, critique d’art et romancier, est l’auteur de la première monographie de référence sur Marcel Duchamp, dont il était l’ami. L’ouvrage a été réalisé en étroite collaboration avec l’artiste (« Sur Marcel Duchamp », Trianon, 1959 ; MAMCO, 2015). Quel souvenir gardez-vous de lui ?
Tout, chez Marcel, partait d’un jeu de mots. Son activité mentale était axée sur le calembour, la remise en question de la logique et de la norme. Il pratiquait l’esquive et l’expérimentation permanentes qui relèvent en même temps de la philosophie, de la poésie, de l’art de l’indicible. Prenons un exemple : le fameux « Tu m’ ». Le titre à connotation érotique de l’œuvre n’a rien à voir avec l’ombre qui y figure. C’est à partir de ce jeu de langage hallucinatoire, dont il explorait toutes les pistes – c’est le moins qu’on puisse dire –, qu’apparaît son fantasme. « Éros, c’est la vie » (Rrose Sélavy) dit tout. Ce processus cognitif n’est pas unidimensionnel mais toujours polysémique. Marcel Duchamp ne prétend pas détenir la vérité. Il se fiche complètement des interdits. Le nombre de ses œuvres qui ont été mises à la poubelle ou censurées est significatif. L’original de Fontaine a été jeté ainsi que le premier Porte-bouteilles. Le Portrait de Georges Washington [dit aussi Allégorie de genre], commandé par un magazine de mode new-yorkais [Vogue, en 1943], est un profil du président américain constitué d’une serviette hygiénique tachée... Scandale absolu !
Avant que ces œuvres ne deviennent des icônes considérées comme des étapes essentielles de la pensée subversive, elles n’ont jamais été acceptées comme telles. Marcel Duchamp, comme tous les dadaïstes, fut d’abord honni. Dans l’exposition « Chaosmose » figure un de ses autoportraits, intitulé With my tongue in my cheek, et un second, Marcel déchiravit, qui m’est dédicacé [tous deux de 1959]. Selon lui, l’art matière grise est un processus interminable : la postérité en décidera. Marcel Duchamp jouait avec André Breton, il lui tenait tête. C’étaient deux êtres extrêmement différents. Breton s’était forgé une vaste culture européenne autant qu’extraeuropéenne et il aimait être entouré d’un groupe. Duchamp, lui, était plutôt un solitaire, un méditatif qui remettait en question le jeu du monde, comme aux échecs. C’était un dadaïste qui n’a jamais adhéré au surréalisme. L’un et l’autre ont imaginé de puissantes machines mentales. Lorsque Breton a demandé à Duchamp de participer à l’Exposition internationale du surréalisme de 1938, à Paris, ce dernier a plongé celle-ci dans le noir. Le public devait réinventer de lui-même l’exposition à l’aide d’une lampe de poche. Quand Duchamp dit : « C’est le regardeur qui fait la peinture », il s’est pris au mot. Il suggérait à tous les regardeurs de travailler leur regard, afin d’explorer l’œuvre comme on découvre un pays inconnu. Pour la dernière exposition des surréalistes, en 1959, il a proposé de transformer en sexe féminin la porte par laquelle les visiteurs devaient pénétrer dans la galerie Daniel Cordier, rue de Miromesnil [dans le 8e arrondissement de Paris]. Mais l’idée a été rejetée par le groupe surréaliste d’alors comme trop obscène. De ce fait, Duchamp a pris un certain recul. L’alliance Duchamp-Breton a été néanmoins l’une des plus subversives et fertiles du XXe siècle.
En 2024, nous avons célébré le centenaire du « Manifeste » fondateur du mouvement d’André Breton. Qu’est-ce qui vous a séduit dans le surréalisme ?
C’est l’inconscient qui est à l’œuvre. Quels que soient notre milieu social d’origine, notre âge, nos orientations sexuelle et politique, notre culture ou notre inculture, nous avons tous et toutes en commun ceci : nous ne savons pas où nous allons et nous avons beaucoup de mal à comprendre qui nous sommes et ce que nous faisons. L’essentiel se trame dans l’inconscient que les surréalistes, à tort ou à raison, ont placé au cœur du processus créatif : les cadavres exquis et l’écriture automatique en témoignent, au contraire de ce que l’on apprend aux beaux-arts. C’est une manière de penser qui va à l’encontre de tout académisme. Les surréalistes étaient à la recherche de la liberté totale. C’est ce qui m’a fasciné et a changé ma vie : l’essentiel nous échappe. L’humanité n’a pas de boussole. La survie de la planète est réellement menacée. On tourne en rond, bêtement, guerre après guerre, massacre après massacre. Comment s’en sortir ?
Votre nom est associé au happening. En 1960, à Venise, vous avez été à l’initiative de « L’Enterrement de la Chose de Tinguely », le premier happening européen. Vous avez publié un essai critique* fondateur sur ce mouvement et produit plus de soixante-dix performances et actions dans le monde. Vous avez travaillé avec Allan Kaprow, un des pionniers américains du genre, mais aussi Carolee Schneemann, Yoko Ono, Nam June Paik, Daniel Pommereulle, Wolf Vostell... En quoi ce mouvement a-t-il été révolutionnaire ?
Le happening n’a pas du tout été importé des États-Unis. Il a commencé en Europe avec dada-Berlin dans les années 1920. Le premier happening fut la course entre une machine à coudre et une machine à écrire organisée par le peintre George Grosz et l’écrivain Walter Mehring. Ce que j’ai fait s’est inscrit dans cette perspective : la remise en question de l’art et de la politique procède d’une même pulsion vitale, d’une même ambition libertaire. En tout cas, c’est ce que m’ont dit Marcel et Man Ray en assistant à mes premiers happenings. Ils m’ont déclaré y retrouver l’esprit dada (lui aussi hyperpolitique). Il y a différentes formes de happening. Allan Kaprow, que je tiens pour très grand, n’était pas politique, même si son époque était concentrée sur l’opposition à la guerre du Vietnam. En Europe, nous avions une volonté plus délibérément anticapitaliste, car nous étions déjà en train de vivre les prémices de Mai-68. Il nous fallait combattre le colonialisme, alors qu’il y avait des attentats à Paris, en pleine guerre d’Algérie. Le Manifeste des 121*, en 1960, a changé la règle du jeu transpolitique. Selon moi, l’expérimentation artistique collective débouche forcément sur l’expérimentation sociétale autogérée.
Vous avez traduit en français et publié les auteurs de la Beat Generation, de William Burroughs à Allen Ginsberg, en passant par Gregory Corso...
J’organisais des lectures publiques de poésie. Allen Ginsberg venait de publier Howl [City Lights Books, 1956], son œuvre manifeste, lorsque nous nous sommes rencontrés à Paris, en 1957. J’étais bilingue, et il cherchait quelqu’un pour traduire son poème. Cette alliance s’est faite toute seule, dans le mouvement de la vie, entre des êtres liés par des affinités électives internationales et multiculturelles. Les beatniks vivaient sur une île déserte au « Beat Hotel », près de Saint-Michel [dans le 6e arrondissement de Paris]. En 2016, nous avons organisé la rétrospective la plus complète sur la Beat Generation au Centre Pompidou. Savez-vous que la dernière partie, manquante, du rouleau de 14 mètres de long du tapuscrit de Sur la route a été dévorée par le chien de Jack Kerouac ? Ce grand poète devenu américain venait d’une famille québécoise originaire de Bretagne. Il avait écrit le premier brouillon de Sur la route en joual, du français canadien. Comme quoi la poésie n’a pas de frontière ni de territoire assigné, et encore moins de patrie.
L’exposition « Chaosmose » au Centre Pompidou comprend près de 120 œuvres et objets d’époques et d’origines géographiques et culturelles variées. Elle célèbre les tenants de toutes les formes d’art-action et les agitateurs culturels. Comment est né ce projet et quel en est le propos ?
Chaosmose est à l’origine un concept inventé par James Joyce dans son roman Finnegans Wake [1939]. J’étais très proche de Félix Guattari, qui en a fait le titre et le thème du dernier livre qu’il a publié de son vivant [Galilée, 1992 ; Éditions Lignes, 2022]. Cette exposition réunit des œuvres appartenant au musée national d’Art moderne et à mon Fonds de dotation (à qui je les ai données). Toute ma vie, j’ai constitué un ensemble rhizomique – en échangeant mes travaux avec ceux d’amis artistes. À la base de cet ensemble protéiforme, il y a mes errances, mes rencontres. Plus tard, j’ai également acheté certaines pièces. Enfin, j’ai reçu beaucoup de dons d’amis et hérité des œuvres de mon père, à l’instar de celle, exceptionnelle, unique, d’André Breton, composée, en 1931, d’éléments chinés aux puces : Objet à fonctionnement symbolique – elle est l’essence même du surréalisme.
Il y a dans « Chaosmose » plusieurs fils conducteurs. Ces œuvres s’inscrivent dans la continuation de dada, dans une radicalité à la fois éthique, artistique et politique. C’est un choix de vie, une conception particulière du monde. Ce Fonds de dotation permet de faire circuler autrement ces œuvres situées dans un contexte inaliénable, donc hors marché. À celui d’exposition, je préfère le terme de « montrage », un concept inventé par Robert Lapoujade, ami de Jean-Paul Sartre, dans les années 1950. Nous nous sommes rencontrés lors de réunions de la revue Arguments, fondée en 1956 par Edgar Morin, Kostas Axelos et Roland Barthes, entre autres, et publiée par les Éditions de Minuit. Elle rassemblait des intellectuels postmarxistes, antistaliniens.
Le terme « montrage » a été plus tard développé par Gilles Deleuze, dont j’ai suivi, en auditeur libre, les cours de philosophie. C’est une tentative de situer les œuvres dans leur propre « jus », en dialogue parfois conflictuel, toujours révélateur, sur un plan d’égalité, de manière non linéaire, dansante. Ainsi, nous ne respectons pas la chronologie, nous confrontons toutes les techniques, toutes les époques, sans hiérarchie. Il n’y a pas d’avant et d’après, il n’y a que du « pendant ». Cela se prolonge dans tous les sens. Il n’y a pas de « progrès », surtout pas de « c’était mieux avant » ni de « ce sera mieux demain » ; il n’y a que du rhizome. Voilà « Chaosmose ».
Il nous faut trouver un moyen de survivre, en excédant les limites et les contraintes imposées par le capitalisme. Partant de ce principe, ce qui nous intéresse, c’est le contenu spécifique des œuvres, leur polysémie. Précurseur de l’action painting, un lavis tachiste de Victor Hugo (acheté 2 000 francs à l’Hôtel Drouot il y a cinquante ans, personne n’en voulait !) voisine avec des piquets d’envoûtement vaudou, des œuvres de Francis Picabia, de Leonora Carrington, de Max Ernst, de Brion Gysin, d’Erró, de Johann Heinrich Füssli, de Guillaume Apollinaire, d’Antonin Artaud, d’Esther Ferrer, d’Henri Michaux, d’Unica Zürn... Avez-vous remarqué que souvent les plus grands artistes sont aussi des poètes ?
L’accrochage de l’exposition est un clin d’œil à l’atelier d’André Breton, reconstitué au Centre Pompidou.
Évidemment, cela y fait écho mais à contre-courant. J’y ai passé ma jeunesse. J’ai évité l’enseignement dit « supérieur ». Mon université, c’était la fréquentation de Marcel Duchamp, d’André Breton, de Benjamin Péret que j’écoutais comme on écoute des sages, des clairvoyants. C’est en méditant sur cette œuvre murale, que j’ai observée si souvent chez lui, au numéro 42 de la rue Fontaine, que m’est venu le désir de « Chaosmose ». Chez André Breton, tout l’espace était empli de chefs-d’œuvre. Le fragment que l’on voit au Centre Pompidou n’est qu’une petite partie de cet ensemble unique au monde. Après sa mort, certains ont essayé de tout donner à l’État en échange d’un immeuble pour y créer une « maison du surréalisme », où ces œuvres auraient trouvé place, en même temps que ses formidables archives. L’association Actual s’en est beaucoup occupée, notamment l’historienne d’art Anne Tronche, une personne merveilleuse. Nous avons réussi à faire venir François Mitterrand. À Elisa, la veuve de Breton, devant ces œuvres majeures d’Alberto Giacometti, Pablo Picasso, Marcel Duchamp, Francis Picabia, Joan Miró... le président a déclaré : « Ce ne doit pas être drôle tous les jours de vivre dans un tel capharnaüm ! » En fait, il avait horreur du surréalisme. Les héritières ont dû tout mettre en vente, tout disperser... Pour celles et ceux qui ont vécu ce refus, et cette dispersion, ce fut une tragédie. Heureusement, il y a ce petit fragment présenté aujourd’hui au musée. C’est la matrice de ce que j’appelle la vision multiethnique et transculturelle. Le rhizome abolit la domination d’une culture, d’une société, d’une zone géographique sur les autres. Dans « Chaosmose », on découvre une sculpture africaine ou un heaume amérindien à côté d’une toile de Francis Picabia ou de Kazuo Shiraga. Nous ne sommes pas européocentristes, nous sommes ouverts à tous les horizons, toutes les mentalités. C’est l’ouverture d’esprit que m’a appris André Breton, et avant lui dada. Aujourd’hui, on assiste au retour du fascisme, du racisme, partout. C’est très alarmant. On dirait que les humains ont peur de la liberté. J’ai longtemps cru que la majorité des êtres cherchait la liberté. D’une certaine façon, je l’espère encore. Alors pourquoi votent-ils, votent-elles, en nombre pour Donald Trump ? Pourquoi tolèrent-ils, tolèrent-elles, Vladimir Poutine, Benjamin Netanyahu, Viktor Orbán, Giorgia Meloni et leurs succédanés ?
Quel conseil donneriez-vous à un ou une jeune artiste ?
Surtout, ne pas essayer de faire carrière dans l’esclavage. Afin d’échapper à la robotisation généralisée, comme beaucoup d’autres, j’ai exercé quantité d’activités. On peut trouver différents moyens de gagner sa vie sans prostituer l’essentiel, sans réduire à une valeur mercantile ce qui n’a et ne doit avoir qu’une valeur strictement artistique. Se soumettre aux lois du marché, appartenir à une écurie, devenir un robot du capitalisme, c’est la pire des solutions. Mieux vaut nomadiser hors des sentiers battus. Étienne de La Boétie l’a démontré : la « servitude volontaire » est à éviter à tout prix. Il y va de l’éthique et de la pulsion de vie de chacun et chacune d’entre nous.
* Le Happening, Paris, Denoël, 1966.
Du même auteur : Happenings ou l’insoumission radicale, Paris, Hazan, 2009.
Dernière parution : Jérôme Duwa (éd.), Front Unique, la traversée du surréalisme de Jean-Jacques Lebel, Dijon, Les presses du réel, 2024.
* Paru le 6 septembre 1960 sous le titre « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie » dans le magazine Vérité-Liberté, ce manifeste, signé par 121 intellectuels et artistes anticolonialistes et antimilitaristes, dénonçait le conflit mené par la France en Algérie.
« Chaosmose. Fonds de dotation Jean-Jacques Lebel », 16 octobre 2024-3 février 2025, Centre Pompidou, place Georges- Pompidou, 75004 Paris.