L’une des ambitions de Christine Macel, lorsqu’elle prend la tête du musée des Arts décoratifs, à Paris, en 2022, est d’élargir et de diversifier l’audience de ses collections permanentes en « redéfinissant un narratif pour les arts décoratifs et le design » : « Il faut sortir des accrochages non contextuels, souvent trop centrés sur les matériaux ou la notion de style, par exemple, pour les inclure dans une histoire plus globale et plus sociologique, et surtout en rapport avec les autres artefacts et créations humaines. » À ses yeux, il est essentiel de « raconter une histoire à travers les objets ».
L’intime s’est rapidement imposé comme une évidence. Ce thème touche une corde sensible du public, particulièrement depuis la pandémie due au Covid-19 qui a bouleversé le rapport à soi et à l’autre, mais aussi à l’avènement des réseaux sociaux qui brouillent dangereusement la frontière entre sphères publique et privée. L’histoire de l’intime tient par ailleurs une place spécifique dans les mentalités hexagonales. En témoignent les nombreuses lectures ayant contribué à cette exposition, que Christine Macel tenait à présenter dans une bibliothèque. Parmi elles, celle de Norbert Elias, qui a montré comment le modèle de la société de cour de Louis XIV a façonné notre relation aux jardins secrets. Il est une source majeure pour comprendre notre rapport au corps et l’origine de la pudeur, que l’on retrouve dans plusieurs salles. « Toute cette histoire du rapport aux odeurs, à l’hygiène, au bain, aux toilettes est vraiment très française. »
Autres influences : Lucien Febvre, fondateur avec Marc Bloch de l’École des Annales, contribue au développement de l’histoire des sensibilités, dans le sillage de laquelle se placent des penseurs comme Alain Corbin, spécialiste de ces thématiques, Roger-Henri Guerrand et son étude sur les lieux de commodités, ou encore Georges Vigarello, lequel a retracé l’évolution de l’hygiène du corps depuis le Moyen Âge. Citons également les grandes fresques que l’on voit apparaître dans les années 1980, l’histoire de la vie privée par Philippe Ariès et Georges Duby, ou celle de la chambre par Michelle Perrot.
Une thématique universelle
C’est cette grande histoire sociologique et ses différents points de rupture que plus de 400 œuvres racontent dans cette exposition. De la nécessité d’une chambre à soi à l’invasion de cette chambre par la modernité technologique, en passant par la précarité de l’intimité pour les migrants, les sans-abri ou les prisonniers ; de la manière dont l’intime révèle notre rapport à l’hygiène, la pudeur, la beauté – injonctive ou inclusive, lorsque Lancôme imagine un applicateur de rouge à lèvres pour personnes à mobilité réduite ; de la représentation des sexualités dans la sphère intime ; ou encore de la façon dont le design contemporain reflète la tension entre désir d’isolement et de promiscuité... Quatorze salles dévoilent ces multiples facettes : « L’intime traverse maints domaines de la vie quotidienne, j’ai voulu en définir certains, qui vont du plus matériel et évident au plus spirituel, en passant par des objets qui ont marqué des tournants historiques, comme l’apparition de l’urinoir, du téléphone portable ou encore de l’émission de téléréalité Loft Story », commente Christine Macel.
Tout au long du parcours, un dialogue constant se crée entre les objets d’arts décoratifs, du quotidien ou de design, avec les Beaux-Arts. Certaines œuvres comptent parmi les plus symboliques du sujet, telles les peintures d’Édouard Vuillard et d’Edgar Degas, ou le célèbre cliché de Willy Ronis capturant sa femme à sa toilette à Gordes (1949). D’autres, moins connues, élargissent notre perception de cette thématique universelle, comme les couples lesbiens immortalisés avec finesse par la photographe sud-africaine Zanele Muholi, ou ce moment de grâce capté par Jean-Louis Courtinat d’une résidente d’Ehpad assise sur son fauteuil roulant, occupée à s’appliquer du rouge à lèvres. Une image qui met en lumière l’absence cruelle de représentation des femmes âgées dans notre culture visuelle.
De la chambre aux réseaux
La question de la femme face à l’intime, qui ouvre l’exposition, en est un de ses grands thèmes. Avec l’avènement de la bourgeoisie au XIXe siècle et la séparation entre sphères professionnelle et familiale, les femmes sont reléguées à l’espace domestique. Et, de la même manière que la protagoniste peinte par Édouard Vuillard dans son intérieur en prend les couleurs et motifs jusqu’à s’y fondre complètement, l’intime est devenu féminin et l’est resté pour le siècle à venir, jusqu’aux révolutions féministes des années 1960.
Cette omniprésence des femmes dans les représentations de l’intime souligne d’autant plus l’absence des hommes. Si, au XVIIIe siècle, certaines gravures illustraient sans pudeur des femmes occupées à leur toilette intime, « la représentation d’un homme nu dans son bain était synonyme d’homosexualité et le plus souvent associée à un cadre érotique et pornographique ». Christine Macel perçoit cela comme le symptôme d’un « vrai problème quant à la représentation de l’intime au masculin », mais aussi, plus généralement, des sexualités : « La représentation d’un sentiment intime entre deux individus est quelque chose d’assez tardif, car, selon moi, de l’ordre de l’extrêmement intime. Il faut attendre David Hockney, Nan Goldin ou Zanele Muholi pour qu’un couple, qu’il soit hétérosexuel, gay ou lesbien, soit représenté dans l’intimité d’un amour tendre. »
L’autre grande problématique que soulève l’exposition est celle de l’impact de la modernité technologique sur notre vie personnelle. Cela passe par l’avènement du téléphone portable et des réseaux sociaux qui voient apparaître chaque semaine de nouveaux influenceurs – dont le phénomène Léna Situations –, nous donnant l’illusion de partager une intimité idéalisée et parfois dévastatrice pour de nombreuses audiences. Cela passe également par les outils de surveillance, opérant dans la sphère publique ou privée : la plupart de nos appareils domestiques étant désormais connectés, ils sont à un hacking près de devenir des espions. Se pose alors la question d’une intimité tyrannique... à laquelle l’exposition répond en conclusion par la pratique du journal intime. Dernier refuge et dernier bastion de résistance ?
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« L’Intime, de la chambre aux réseaux sociaux », 15 octobre 2024 - 30 mars 2025, musée des Arts décoratifs, 107, rue de Rivoli, 75001 Paris, madparis.fr