« Nous tous qui sommes ici, avons au moins une conviction commune : ce sont les arts et la culture qui font l’humanité de l’Homme. Mais alors comment prétendre créer, peindre, sculpter, écrire, danser après la Shoah, alors que l’Homme venait ici d’achever de se déshumaniser ? », s’est interrogé Yonathan Arfi, président du Crif (Conseil représentatif des institutions juives de France) dimanche 2 février 2025 au camp de Birkenau, lors d’une cérémonie de recueillement à la mémoire des victimes de la Shoah. À l’occasion des 80 ans de la libération du camp d’Auschwitz, une délégation de plus de 300 acteurs français du monde des arts et de la culture – dont des directeurs de musées, d’institutions, de foires, des galeristes et artistes – s’est en effet rendue avec le Crif dans le camp d’Auschwitz-Birkenau pour un voyage de la mémoire, en partenariat avec le Mémorial de la Shoah. Lors de cette cérémonie sur les lieux même où 1 100 000 enfants, femmes et hommes ont péri, les anciens ministres de la Culture Aurélie Filippetti (2012-2014), Franck Riester (2018-2020) et Rima Abdul Malak (2022-2024) sont, entre autres personnalités, venus allumer la flamme du souvenir.
Sur ce site glacial et glaçant, des centaines de milliers de personnes ont été assassinées dans des chambres à gaz, victimes de la barbarie nazie, avant d’être réduites en cendres dans des fours crématoires. Les SS ont tenté de faire disparaître toute trace de leur crime contre l’humanité, même si des photos nous sont miraculeusement parvenues. Certaines, réalisées par les nazis eux-mêmes, ont échappé à la destruction à la chute du IIIe Reich. Ainsi, l’Album d’Auschwitz, réalisé par les SS pour témoigner auprès des dignitaires nazis de la parfaite maîtrise des opérations d’extermination sur le site, fait actuellement l’objet de l’exposition « Comment les nazis ont photographié leurs crimes, Auschwitz 1944 » au Mémorial de la Shoah, à Paris (jusqu’au 13 novembre 2025), sous le commissariat de l’historien Tal Bruttmann. De nombreuses images de cet album redécouvert dans les années 1980 sont présentées à Auschwitz-Birkenau, parfois sur le lieu même où elles ont été prises. Notamment cette photographie saisissante capturant, au cœur des bois, des femmes et des enfants hongrois, parmi lesquels une fillette pose innocemment devant l’objectif, inconsciente du sort funeste qui l’attend. Ces familles, ainsi que l’explique Alexandre Bande, docteur en histoire et membre de la commission enseignement de la Shoah de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, se tiennent alors dans l’antichambre de la mort, en attente d’entrer dans une chambre à gaz.

Photographies (ici recadrées) prises clandestinement par un membre du Sonderkommando, probablement le Grec Alberto Errera, dit Alex, dans le camp de Birkenau. Photo : Philippe Régnier
Les seules images montrant véritablement le processus de mise à mort, des femmes nues ayant été forcées de se déshabiller avant d’être gazées et les corps de victimes assassinées attendant leur crémation devant un nuage de fumée, ont été prises clandestinement par un membre du Sonderkommando [déportés juifs forcés de travailler pour la « solution finale »], probablement par le Grec Alberto Errera, dit Alex. Trois de ces quatre images sont présentées dans le camp même de Birkenau dans une version recadrée, les quatre étant exposées dans leur format original au Mémorial et Musée d’Auschwitz I et dans l’exposition parisienne précitée. Ces photographies ont aussi été utilisées par l’artiste Gerhard Richter d’une manière qui pose question, comme l’a souligné Éric de Chassey, d’abord dans notre journal, et ensuite dans l’ouvrage Donner à voir. Images de Birkenau, Du Sonderkommando à Gerhard Richter (Gallimard), livre qui a reçu en 2024 le prix Pierre Daix pour l’histoire de l’art contemporain de la Pinault Collection.
Face à la montée actuelle des extrémismes et de l’antisémitisme, il est indispensable de se souvenir ce que fut l’enfer d’Auschwitz-Birkenau. « Peu à peu, l’art et la culture sont devenus indispensables pour transmettre la mémoire de la Shoah, pour compléter l’impérieux devoir d’histoire. Plus que jamais, il faut transmettre le passé, mais aussi alerter sur le présent. Car la Shoah n’est pas qu’un chapitre clos de l’histoire, c’est un avertissement pour l’avenir », a encore déclaré dans son discours Yonathan Arfi à Birkenau. On ne saurait mieux dire.