Pourquoi avoir choisi cet endroit pour ouvrir Khao Yai Art Forest ?
Pour moi, beaucoup de choses sont déterminées par le destin, c’est ce que je pense depuis que je suis jeune. Lorsque je suis arrivée en Thaïlande il y a huit ans, je vivais dans les environs. Mes beaux-parents vivent toujours ici, ainsi que toute la famille. Je cherchais une destination pour créer quelque chose d’artistique. J’ai d’abord pensé à Chiang Mai [important foyer artistique au nord du pays, ndlr], mais je n’ai pas trouvé d’endroit. Il y avait toujours des problèmes concernant le titre de propriété du terrain, ou le lieu n’était pas approprié. J’ai pris ma décision pendant la pandémie, durant laquelle vingt et un membres de ma famille ont vécu confinés dans une maison de la région. C’est aussi une période où j’ai renoué avec la nature, en me promenant dans la forêt qui entoure la maison. Je suis plutôt une personne citadine, et c’était la première fois de ma vie que je faisais vraiment cela. Nous étions également proches de nombreux animaux. J’ai adoré. Je me suis assise et j’ai vraiment apprécié ce nouveau rythme. La nature m’a donné beaucoup d’énergie. Après cette expérience, je me suis dit : pourquoi ne pas partager cela avec tout le monde ? Et créer quelque chose pour les personnes qui ne sont pas connectées à la nature. Je suis dans la dernière partie de ma vie, il est temps pour moi de donner aux autres. J’ai les ressources et j’ai appris comment tout unir pour être efficace. Mon tour est venu que l’on utilise mes compétences !
Quel est le concept des lieux ?
Je souhaite créer une destination internationale, mais au-delà de l’art. Les gens voyagent déjà beaucoup dans des endroits comme Naoshima au Japon, Inhotim au Brésil, le château La Coste en France… Il ne s’agit pas de les imiter. Je veux offrir aux visiteurs, au-delà de l’art, un lieu de rencontres autour de la durabilité, de l’éducation, à travers le concept de « table forestière ». Tout le monde peut s’y asseoir. Je suis une personne intéressée par l’art mais aussi par la gastronomie, les nouvelles technologies, les affaires, l’entrepreneuriat, les films, la musique… Je souhaite que les gens puissent venir ici attirés par l’art mais qu’ils puissent aller plus loin en se connectant et en communiquant avec d’autres personnes de différents domaines autour d’une même table, au sens propre et figuré : nous avons des installations de cuisine à feu ouvert, un très bon chef cuisinier, et tout est produit ici et dans les environs.
L’art y garde une place centrale…
Au début de l’Histoire, l’art était associé à la cérémonie, au rituel, à la beauté… Aujourd’hui, c’est un support d’expression pour des voix diverses. Le monde est tellement chaotique et divisé aujourd’hui. Nous vivons une époque où l’homme est très vulnérable. C’est pourquoi le processus de guérison, de soin auquel j’ai pensé pendant la pandémie est très important : l’art peut jouer ce rôle. Je dis à tout le monde : venez et soyez entourés et inspirés. Je veux que les artistes puissent créer avec ce qu’ils trouvent ici : de l’eau, des pierres, du bois, de la terre. Vous pouvez faire des briques avec la terre. Ici, il s’agit de se connecter à la nature et à l’espoir.

La collectionneuse et mécène Marisa Chearavanont pendant une représentation de Fog Landscape, de Fujiko Nakaya. Photo A.C.
Une partie de ce paysage agraire a été transformée pour créer ce parc de sculptures…
Autrefois, il y avait ici une mangeraie, une plantation de thé et surtout du tapioca sur la colline. Lorsque nous sommes arrivés, certains espaces étaient désertiques. Nous avons donc planté davantage de jeunes arbres, en particulier des espèces étrangères, par exemple autour de l’œuvre de Richard Long, au sommet de la colline. Pour Fog Landscape, le brouillard de Fujiko Nakaya, nous avons fait appel à l’architecte paysagiste Atsushi Kitagawara, et créé des rizières près de Maman de Louise Bourgeois.

Araya Rasdjarmrearnsoo, Two Planets Series. Photo Andrea Rossetti. Courtesy Khao Yai Art
Le domaine accueille pour le moment sept œuvres, associant artistes thaïs (dont une vidéo en plein air d’Araya Rasdjarmrearnsook inspirée de tableaux de Manet ou Millet) et internationaux (dont le K-BAR d’Elmgreen & Dragset). Comment envisagez-vous la suite ?
Nous disposons de beaucoup de terrain, ce qui nous permet d’installer de nombreuses œuvres d’art. L’idée est d’accueillir des artistes et de voir avec eux s’ils peuvent créer des œuvres en lien avec l’esprit du lieu et en employant des ressources locales. Par exemple, Pilgrimage to Eternity d’Ubatsat a été réalisé par un jeune artiste thaïlandais avec de l’argile d’ici. Il était aussi en phase avec notre sensibilité liée au « healing » [guérison], au retour à la vie… Cette semaine a lieu l’inauguration. Ce n'est que le début du projet !
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Khao Yai Art Forest, Thaïlande, https://www.khaoyaiart.com/
Khao Yai Art Forest et la Panza Collection
L’une des plus importantes collections au monde d’art conceptuel, la collection Panza, s’est construite en Italie sur plusieurs générations au XXe siècle. Elle a ensuite été vendue par grands ensembles à des musées ou directement à des collectionneurs par les bons soins de la galerie Hauser Wirth, chez qui Stefano Rabolli Pansera, aujourd’hui directeur de Khao Yai Art Forest et de la Kunsthalle de Bangkok, a joué un rôle central dans cette opération. Une partie, entre autres, a été vendue au MOCA de Los Angeles, une autre, au Solomon R. Guggenheim Museum de New York. « La troisième génération des collectionneurs l’a ouverte à l’art environnemental, notamment autour de James Turell, Robert Irwin… Marisa Chearavanont et moi avons vu de belles photos de Giuseppe Panza volant dans l’avion de James Turell », explique Stefano Rabolli Pansera. C’est ainsi que la collectionneuse thaïlandaise a fait l’acquisition de pièces de Richard Nonas (dont une est exposée à la Kunsthalle), Rony Horn ou Madrid Circle (1988) de Richard Long, présenté à la Khao Yai Art Forest… Au total, 200 œuvres sur 2 000, dont certaines pourront être montrées dans ce site naturel, ou à la Kunsthalle.