Pascal Rousseau, auteur de Marcel Duchamp. La magie de l’art (Paris, Gallimard, 2024, 344 pages, 32 euros), est l’un des meilleurs historiens de sa génération, dont les travaux sur les origines de l’abstraction (« Aux origines de l’abstraction (1800-1914) », du 5 novembre 2003 au 22 février 2004, musée d’Orsay, Paris), la télépathie (« Cosa mentale. Les imaginaires de la télépathie dans l’art du XXe siècle », du 28 octobre 2015 au 28 mars 2016, Centre Pompidou-Metz) ou l’hypnose (« L’Hypnose », du 16 octobre 2020 au 14 mars 2021, musée d’Arts de Nantes) ont donné lieu à des publications et expositions majeures. De Philippe Lapierre, en revanche, on sait peu de choses. Les informations fournies par son éditeur bruxellois, Les Impressions Nouvelles (fondées par l’écrivain et scénariste Benoît Peeters), indiquent seulement que « dans les années 1990, il se découvre une passion pour l’écrivain Raymond Roussel, auquel il consacre depuis 2017 l’essentiel de son temps ».
L’ouvrage de Pascal Rousseau emprunte la forme classique de l’essai, follement cultivé et précis. C’est l’occasion de décerner une mention spéciale à la collection « Arts et Artistes » des éditions Gallimard, porte-avions des meilleurs historiens d’art d’aujourd’hui (au cours du seul dernier trimestre 2024 : Pascal Rousseau, Éric de Chassey, Laurence Bertrand Dorléac...). Qui d’autre de nos jours pour permettre à un auteur de publier en appendice presque 1200 notes ?
Ce qui rend l’auteur particulièrement passionnant, c’est sa manière d’inscrire Marcel Duchamp dans des cercles (rotatifs, bien sûr) élargis et inattendus, où l’on croise, bien au-delà de l’univers duchampien balisé, les symbolistes, les orphistes, Stéphane Mallarmé et Léon Bloy, Joséphin Péladan (on fait aussi la connaissance de son frère Adrien, médecin ésotériste et protohoméopathe) et la Rose- Croix, les « compagnons de l’action d’art » de Gérard de Lacaze-Duthiers, sans oublier le merveilleux Robert Desnos, poète télépathe... Sa façon d’ouvrir sans cesse le champ des références et des interprétations, de la transsubstantiation aux pratiques queer du self-fashioning et du drag, de se développer en branches d’étoile, en éclats de sens, en analyses d’œuvres par diffractions et glissements.
Le Marcel Duchamp de Pascal Rousseau s’incarne en trois personnages successifs ou simultanés : le médium (l’artiste « irresponsable », qui délègue et rend possible la beauté d’indifférence), l’aristocrate (qui cultive « l’art de vivre ready-made ») et le thaumaturge (l’artiste, héros des exploits de la transsubstantiation). Loin de toutes les connotations de sécheresse qui lui sont souvent attachées, Marcel Duchamp est du côté de la grâce (la grâce du presque rien), de la magie, de la fascination magnétique.
Faux jumeaux
C’est à un autre grand magnétiseur, Raymond Roussel, que Philippe Lapierre confronte Marcel Duchamp dans son livre sous-titré « Enquête sur une gémellité » (Philippe Lapierre, Raymond Roussel – Marcel Duchamp. Enquête sur une gémellité, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 336 pages, 26 euros). Cet essai hors normes, accompagné de 158 dessins de l’auteur (ne pouvant que rappeler La Vie illustrée de Marcel Duchamp [1977] d’André Raffray), est un chef-d’œuvre de liberté, de fantaisie, de sérieux, et de poésie savante et obsessionnelle.
L’œuvre et la vie des deux artistes sont évoquées à travers des moments fondateurs (la première représentation des Impressions d’Afrique en 1912, déterminante dans l’inspiration de Marcel Duchamp), des rencontres manquées (à la terrasse du café La Régence en 1932, où ils jouent côte à côte aux échecs, mais ne se parleront pas), des coïncidences exactes ou inexactes – ces dernières étant, bien entendu, les plus intéressantes.
Le parcours de l’ouvrage ne s’organise pas autour de trois personnages, auxquels sont rapprochés Marcel Duchamp et Raymond Roussel, mais de seize, comme seize arcanes majeurs ouvrant à un nombre infini de (sur)interprétations : l’oculiste, le stratège, le notaire, le pornographe, l’ingénieur... Avec pour objectif d’explorer les décalages, les interstices inframinces, le jeu qui s’instaure entre eux. Moins des jumeaux donc qu’un aîné et son cadet. Cadet de Roussel, bien entendu.