Cela fait plus de quatre décennies que vous, Gilles Perraudin, militez pour une construction écoresponsable.
Gilles Perraudin : Quarante-huit ans exactement. J’étais alors associé à Françoise-Hélène Jourda. Durant nos premières années, nous avons reçu la commande d’une maison « solaire » et, avec ce projet, avons remporté, en 1980, le premier concours européen des énergies solaires passives. À l’époque, quelques années après le premier choc pétrolier, le but était de construire des bâtiments qui permettraient d’économiser l’énergie. Personnellement, j’étais sensible à l’architecture vernaculaire. Nous avons imaginé un dispositif spatial appelé « enveloppe microclimatique », soit une succession d’espaces qui s’emboîtent à la façon de poupées russes. À l’intérieur, on pratique le « nomadisme thermique » : on se déplace dans des espaces qui ne sont pas tous à la même température. Souvenez-vous du fameux lit clos, en Bretagne, conservant une température supérieure au reste de la pièce. Nous avons appliqué ce principe d’emboîtement spatial pour l’école de La Lanterne, à Cergy-Pontoise, et pour l’école d’architecture de Lyon. L’aboutissement le plus spectaculaire fut, en 1999, l’Akademie Mont-Cenis, à Herne-Sodingen (Allemagne), une sorte de serre de 13 000 m2.
Quels sont les grands principes irriguant la philosophie de l’Atelier architecture Perraudin (AAP) ?
Jean-Manuel Perraudin : Davantage que la seule consommation énergétique à la construction, nous examinons l’énergie globale d’un projet, c’est-à-dire le coût de construction certes, mais aussi ceux de son usage et de son entretien, enfin celui de sa déconstruction. Nous étudions un bâtiment dans l’intégralité de sa vie pour avoir un bilan carbone global.
G. P. : L’objectif aujourd’hui, sur une planète Terre qui n’est pas indéfiniment exploitable, est de penser un futur qui tend vers l’économie. Nous avons une appétence pour les matériaux naturels comme la terre, le bois ou la pierre, car ils ont un bilan carbone très bas. Nous cherchons en permanence des moyens technologiques qui permettent de réduire encore la dépense énergétique à la construction.
La réglementation, en regard de la hausse des températures générée par la crise climatique, est-elle à jour ?
J.-M. P. : Les normes concernant la dépense énergétique sont, depuis longtemps, adossées à une thermique d’hiver et ne comptabilisent que le chauffage. Comme il n’y a pas de chauffage en été, le confort estival n’était jusqu’alors jamais pris en compte. La crise climatique nous oblige à réfléchir autrement.
G. P. : À Paris, à l’avenir, sont envisagées des températures identiques à celles de l’Afrique du Nord. Or, rafraîchir en été requiert trois fois plus d’énergie que chauffer en hiver. Les réglementations se trompent en ne prenant en compte que le chauffage. Avec la tropicalisation qui s’annonce, la dépense doit être mesurée aux différentes saisons.
En quoi les matériaux « naturels » sont-ils des sources à favoriser ?
G. P. : Privilégier les matériaux naturels ne nous empêche pas d’user du verre ou du métal. Outre leur faible bilan carbone, ils peuvent être remployés. « Réutilisation » n’est pas « recyclage ». Pour recycler un matériau, il faut autant d’énergie que pour le fabriquer. D’où l’avantage du remploi : lorsqu’on démolit un mur en pisé ou en pierre, on peut le reconstruire avec la même matière. Cette notion de « démontabilité » des bâtiments est essentielle.
Comment employez-vous les matériaux ?
J.-M. P. : L’architecte américain Louis Kahn disait qu’il faut « écouter ce que la matière nous raconte », autrement dit, les matériaux ont leur propre logique constructive. Nous essayons de les utiliser à leur juste place, pour leurs qualités intrinsèques, jamais en décor. Par exemple, une matière comme la pierre massive est structurelle. Elle n’est pas un parement, elle porte le bâtiment. D’aucuns appellent cela la « vérité constructive ».

Immeuble mixte (logements et bureaux), à Caluire-et-Cuire, près de Lyon.
© Atelier architecture Perraudin. Photo Mathieu Noël
Votre agence a ouvert une antenne au Sénégal. Qu’y faites-vous ?
G. P. : Nous avons une équipe sur place et des chantiers en cours. Il s’agit d’un contexte très différent de la France qui nous permet d’appréhender l’architecture autrement, tant sur le plan climatique que dans les usages et les fonctionnalités, ou dans les registres économique ou culturel – les croyances, la symbolique. En somme, cela aide à rafraîchir notre manière de penser. Revaloriser des techniques ancestrales et en expérimenter de nouvelles apportent des réponses qui, avec le réchauffement, pourraient devenir des solutions dans un contexte européen.
Pour le projet du centre culturel Wendoogo, au nord du Sénégal, vous réhabilitez la technique de la voûte nubienne, popularisée par l’architecte égyptien Hassan Fathy à partir des années 1970. De quoi s’agit-il ?
G. P. : En Égypte, cette technique est employée depuis 3 000 ans, c’est dire sa pérennité ! Cela consiste à réaliser des voûtes sans coffrage, un avantage dans cette région désertique qu’est le Fouta-Toro où il y a très peu de bois. Ici, de tout temps, les populations ont bâti avec l’argile extraite du fleuve Sénégal.
Le centre culturel sera conçu en banco, une sorte d’adobe, avec des murs de 60 à 80 centimètres d’épaisseur. Tout est préfabriqué sur site. Les briques de terre crue n’ont aucun adjuvant. C’est une hérésie d’y ajouter du ciment. Beaucoup de gens veulent encore construire avec du ciment. Il s’agit véritablement d’un enjeu sociétal.
Les principes vernaculaires sont-ils transposables en Europe ?
G. P. : D’un point de vue technique, oui. Je suis originaire du nord de l’Isère, une région où il y a des granges en pisé de plus de cinq siècles. En 1984, à L’Isle-d’Abeau, toujours en Isère, nous avons réalisé quatre maisons en pisé. Construire en terre est viable.
Si les lobbies du béton armé ne mettaient pas des freins...
G. P. : Nous sommes dans un monde économique de la concurrence, et toute réserve vis-à-vis d’une filière industrielle tourne automatiquement au casus belli. Nous essayons, à notre échelle, de démontrer les qualités et les usages des matériaux naturels. Petit à petit, des maîtres d’ouvrage et des municipalités nous interpellent, car ils pensent qu’ils pourraient apporter une réponse à la question environnementale.
J.-M. P. : On ne peut dissocier durabilité et économie de la construction. Gilles a expérimenté le pisé dans les années 1980, mais cette technique requiert beaucoup de main-d’œuvre, or, dans les pays occidentaux, cela a un coût. C’est moins le cas en Afrique. Chez nous, la terre est encore un matériau en devenir...
Votre démarche semble moins complexe avec la pierre.
G. P. : La pierre est apparue comme un matériau écologique pouvant répondre à des contraintes à la fois techniques, économiques et fonctionnelles. Elle a de nombreuses vertus : disponibilité, stabilité, résistance, pérennité. Nous l’avons expérimentée dès 1995 pour un chai viticole, à Vauvert, dans le Gard. Utiliser la pierre de manière structurelle a été fondamental, car nous démontions ainsi sa réalité constructive.
J.-M. P. : Une autre preuve que bâtir en pierre est possible : nous avons livré, en 2018, une maison en pierre à Montélimar [Drôme], dont le coût était identique à celui d’une maison individuelle habituelle.
des contraintes à la fois techniques, économiques et fonctionnelles. »
La pierre serait-elle un matériau du futur ?
G. P. : Nous avons actuellement un projet de maison en pierre à Santa Fe, aux États-Unis. La résistance au feu de ce matériau y est un élément clé. Je pense notamment aux récents incendies de Los Angeles, mais cette question se pose également en Europe.
J.-M. P. : L’inconvénient de la pierre est son transport. Nous réfléchissons à un approvisionnement qui permettrait de réduire son empreinte carbone, comme le transport fluvial ou le ferroutage. Tout est réalisable en pierre. Certaines sont cinq fois plus résistantes que le béton armé ! Nous avons construit, en 2021, près de Genève, un immeuble de huit étages et avons lancé à Lyon le chantier d’un bâtiment de neuf étages. Je ne vois pas ce qui nous empêcherait de faire une tour. Il faut juste que les DTU (documents techniques unifiés qui, en France, régissent les conditions de mise en œuvre des matériaux) évoluent afin de ne pas être des freins. Arriver à convaincre est un travail de fourmi...
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