Vous êtes né à Bordeaux et avez occupé pendant dix ans un poste de conservateur au MAMCO, à Genève. Vous pilotez le Kunsthaus Biel/centre d’art Bienne (KBCB) depuis octobre 2022. Vous arriviez alors dans cette drôle de ville, à la frontière entre la Suisse alémanique et la Suisse romande, qui d’un côté parle allemand et de l’autre français. Comment avez-vous envisagé cette particularité ?
Cette problématique de langue nous a poussés, dès mon arrivée, à revoir l’identité du lieu, son nom et son logo pour que les deux populations se reconnaissent dans cet endroit et l’investissent davantage. Ce changement allait aussi dans le sens de ma volonté de l’ouvrir à un public plus large. Nous avons par exemple créé une bibliothèque qui nous sert à programmer des événements et des conférences, pas seulement liés à l’art d’ailleurs. Nous avons invité le conservateur Bernard Blistène, mais également l’université populaire Région Bienne-Lyss, qui donne ici des cours, ainsi que Wikimédia, qui s’est spontanément proposé de mettre en place, un vendredi par mois, des ateliers pour apprendre aux gens comment rédiger des notices pour son encyclopédie en ligne. Nous avons par ailleurs un projet avec le club d’échecs de Bienne, car la ville organise depuis 1968 l’un des plus anciens festival d’échecs en Europe. Et les échecs nous ramènent bien sûr à Marcel Duchamp.
Deux ans et demi plus tard, quel bilan tirez-vous de votre expérience ?
J’ai l’impression que la perception que les gens ont de ce lieu aujourd’hui est celle que j’espérais : un endroit dédié à l’art, ouvert, chaleureux et avec de bonnes expositions ! Nous jouons depuis le début avec cette ambiguïté d’être un peu plus qu’un centre d’art, mais pas tout à fait un musée, de monter des expositions scientifiques et historiques, mais aussi de proposer des expositions plus expérimentales... bref, de jouer sur les deux registres. Pour l’instant, cette formule fonctionne bien et, à ma connaissance, n’a pas d’équivalent ailleurs en Suisse.
Le centre d’art possède une collection peu montrée. Quels sont vos projets à son sujet ?
Un étage lui est désormais consacré. Cela nous permet d’offrir des expositions toujours ouvertes au public et gratuites, même pendant les démontages des accrochages temporaires. Nous allons aussi développer cette collection, notamment grâce au don, en 2023, du couple de collectionneurs californiens Mary Ann et Hal Glicksman, proches de la scène artistique de Los Angeles entre la fin des années 1950 et le milieu des années 1980. Constitué de plusieurs centaines d’œuvres, cet ensemble, que le MAMCO et nous nous sommes partagé, se décompose en quatre parties : l’assemblagisme californien, l’art minimal et conceptuel, le mouvement Light and Space et le pop art. Nous avons en outre mis en place une sorte de résidence qui sert de laboratoire. Après avoir accueilli la webradio Lumpen Station en 2024, nous laissons carte blanche à l’artiste biennoise Jeanne Jacob, laquelle installera un genre de concept store.
Bienne est située au cœur de la Suisse, idéalement placée entre Zurich et Genève, mais également entre deux cultures. Cela complique-t-il les choses ?
Nous avons ce strabisme propre aux villes bilingues qui nous fait regarder aussi bien vers la Suisse alémanique que vers la Suisse romande, vers l’Europe du Nord et de l’Est que vers l’Europe du Sud et de l’Ouest. C’est très bénéfique pour la création. La scène artistique régionale est en cela extrêmement dynamique. Nous le constatons chaque fin d’année pendant la Cantonale Berne Jura, une manifestation traditionnellement organisée aux alentours de Noël avec les artistes des deux cantons. C’est une ville brassant toutes les origines, où les artistes aiment s’installer et où la qualité de vie est incomparable. « La plus petite métropole du monde », disait l’écrivain Robert Walser, qui y est né.
Concernant le public et les médias, n’attirez-vous pas plutôt les Alémaniques ?
Les Romands ont cette idée très ancrée que Bienne penche plus vers la Suisse alémanique. La réciproque est assez vraie d’ailleurs : beaucoup d’Alémaniques nous considèrent comme Romands ! Dans la réalité, cela ne se vérifie pas du tout. Géographiquement, nous nous trouvons à une vingtaine de minutes de Neuchâtel comme de Berne, deux villes avec lesquelles nous collaborons beaucoup. Et statistiquement, nos visiteurs viennent autant de Suisse allemande que de Suisse romande. Mais il est clair qu’avec un Français ayant longtemps travaillé à Genève à la tête de l’institution, les artistes et le public sont un peu plus francophones qu’avant.
Cela dit, vous profitez davantage de l’attraction de Berne, Bâle et Zurich que lorsque vous travailliez au MAMCO.
Il est certain que ces connexions sont plus fortes depuis Bienne. Ce sont des scènes artistiques que nous essayons d’attirer, généralement avec l’exposition ouvrant le programme, en février, tout en ménageant Genève et Lausanne. Après Francis Baudevin et Delphine Coindet en 2023, nous avons montré, en 2024, l’artiste zurichoise Sveta Mordovskaya ainsi que PRICE, le prix culturel Manor du canton de Berne. En 2025, nous revenons vers la Suisse romande avec Denis Savary.
Je tends également à proposer des événements susceptibles d’arrêter les professionnels et les amateurs sur le chemin d’Art Basel, au mois de juin. En 2024, la monographie de Jim Shaw a bien marché. Cette fois, nous mettrons à l’honneur la grande sculptrice allemande Alexandra Bircken.
En 2025, vous présenterez aussi les sculptures de Jean-Charles de Quillacq, les œuvres de Hudinilson Jr. ainsi que les films du cinéaste expérimental Gregory Markopoulos. Votre public est-il prêt pour ce genre de propositions assez pointues ?
Je pense que oui. J’ai le sentiment que le bilinguisme rend les Biennois naturellement curieux. Il y a d’ailleurs une offre culturelle ahurissante pour une ville de cette taille. Lorsque je monte une exposition pointue, j’essaie de proposer en même temps un projet qui prend davantage le visiteur par la main. C’est ainsi que j’ai montré les travaux d’Olivier Mosset et de Nathalie du Pasquier, en parallèle de celui de Jos de Gruyter & Harald Thys, un peu plus difficile d’accès. Les nouvelles salles dédiées à la collection aident par ailleurs à créer cet équilibre, en tissant des récits historiques. Cela doit nous permettre de rester accessibles à tous les publics, qu’ils soient novices ou très informés.
Bienne accueille aussi l’Exposition suisse de sculpture, créée en 1954. La dernière édition, en 2019, avait été montée par Thomas Hirschhorn. Quand la prochaine est-elle prévue ?
Le conseil de fondation, que j’ai rejoint, y réfléchit. L’idée est de l’organiser à l’horizon 2027-2028.
Kunsthaus Biel / centre d’art Bienne, faubourg du Lac 71, 2502 Biel/ Bienne, pasquart.ch