Moins de deux mois après les feux les plus destructeurs de l’histoire des États-Unis, Frieze Los Angeles et ses foires satellites ont attiré l’attention du monde de l’art sur la cité à un moment où la plupart des galeries et des institutions locales s’accordaient à dire que leur soutien − et leur argent − sont plus essentiels que jamais.
« L’énergie déployée le jour de l’ouverture [le 20 février] était stupéfiante, s’est félicitée Christine Messineo, directrice des foires Frieze aux États-Unis. Notre communauté, notre monde de l’art, s’est montrée très mobilisée pour la foire. Non seulement, les visiteurs ont participé et ont répondu présents, mais ils ont acheté. Nous savons que les galeries de Los Angeles étaient tout à fait prêtes à faire face à l’impact économique des achats à ce moment-là. »
Les enseignes locales présentes à Frieze, et sur les foires off Post-Fair et Felix Art Fair, se sont montrées très optimistes, affirmant espérer de bonnes ventes et soulignant la solidarité de la communauté après les incendies. Si leur optimisme était communicatif, le spectre des incendies planait néanmoins sur la semaine : un marchand local a fait remarquer que, depuis les chambres des étages élevés de l’hôtel Hollywood Roosevelt, qui accueille la Felix Art Fair, on pouvait apercevoir la végétation calcinée sur les collines environnantes.

Alec Egan, Guard Rail (2025). L'artiste a créé ce tableau, exposé sur le stand de la galerie Anat Ebgi à Frieze Los Angeles, après avoir perdu de nombreuses œuvres dans les incendies. Courtesy de l'artiste et Anat Ebgi, Los Angeles/New York. Photo : Mason Kuehler
Certains étrangers se sont montrés plus directs, notamment un galeriste participant à Felix, qui a déclaré : « On ressent vraiment l’impact des incendies ». Les files d’attente menant aux chambres de la tour, qui habituellement peuvent s’étendre sur toute la longueur du hall de l’hôtel, étaient nettement moins longues, et plusieurs participants ont exprimé leur surprise face à la diminution notable de l’affluence autour de la piscine lors de la Preview VIP, jeudi après-midi.
Si la foire semblait plus calme, le débat restait ouvert quant à l’origine de cette atmosphère plus mesurée : était-ce l’effet des incendies ou bien le ralentissement général du marché de l’art ? « Il y a un consensus sur le fait que les choses ont ralenti, observe Mills Morán, cofondateur de la Felix Art Fair et galeriste chez Morán Morán. L’époque des ruées effrénées est un peu révolue. Les gens adoptent une approche plus réfléchie vis-à-vis du travail, de la vie, de la santé, et aussi de la collection d’art. Il n’est plus nécessaire d’aller toujours plus vite ou de vouloir tout plus grand. »
Le spectacle doit continuer
Lorsque les organisateurs du Spring Break Art Show ont annoncé l’annulation de leur foire de Los Angeles cette année, ils ont évoqué à la fois la saturation du marché, l’appréhension d’accueillir un événement si peu de temps après une catastrophe naturelle, ainsi que des préoccupations liées à la qualité de l’eau et de l’air. À l’échelle locale, la plupart des acteurs du monde de l’art ont adopté une position unanime en faveur du maintien des foires.
« Il y avait un consensus général sur le fait que le spectacle devait continuer, mais pas à n’importe quel prix », affirme Mills Morán. La Felix Art Fair a été la première foire de Los Angeles à annoncer qu’elle aurait lieu comme prévu. « J’aurais été le premier à dire qu’il ne fallait pas le faire si c’était une mauvaise idée, mais j’avais l’intuition que, six semaines après les catastrophes, les incendies, nous aurions suffisamment de recul pour organiser quelque chose de réellement positif », poursuit le galeriste.
Les marchands et conseillers en art de Los Angeles comprennent les inquiétudes suscitées par le maintien des foires dans un contexte de destruction massive, de déplacements de populations et de décès causés par les incendies. Cependant, la majorité estime qu’une annulation aurait causé plus de tort que de bien à la communauté artistique locale.
« J’étais totalement favorable au maintien des foires. Il était important de ne pas se détourner de cet événement, même après la dévastation et la tragédie qu’a connues la ville », affirme Victoria Burns, conseillère en art basée à Los Angeles. Quant à savoir si ses clients étaient prêts à dépenser de l’argent, elle assure qu’ils étaient impatients d’acheter et qu’ils ont effectivement réalisé des acquisitions.
D’autres se sont montrés plus sceptiques. Peter Goulds, fondateur de la galerie L.A. Louver à Venice Beach – qui célèbre cette année son 50ᵉ anniversaire – estime que « continuer n’était pas une mauvaise décision, mais ce n’est pas forcément la meilleure non plus ». Il aurait préféré voir la foire reportée et qu’un don important soit fait en faveur des victimes des incendies.
Un écosystème de l’art en mutation
En 50 ans de carrière dans le commerce de l’art à Los Angeles, Peter Goulds a organisé plus de 660 expositions et vu de nombreuses galeries émerger et disparaître au gré des cycles de prospérité et de ralentissement du marché de l’art.
« La scène artistique de Los Angeles est en perpétuel changement, comme partout ailleurs, sans doute, observe Peter Goulds. Depuis la pandémie, une nouvelle dynamique s’est installée dans la ville. Beaucoup de galeries internationales imaginent que l’herbe est plus verte ailleurs et commencent à s’y implanter, comme elles l’ont déjà fait à différentes époques. Il est évident qu’elles trouvent ici un public réceptif. »
Selon Victoria Burns, l’essor du marché de l’art durant la pandémie a engendré un excès de confiance vis-à-vis de Los Angeles. Après une année 2024 plutôt morose, elle observe que de nombreux marchands ont réduit leurs dépenses. « Le ralentissement de l’année dernière a contraint certains à revoir à la baisse leurs stratégies d’expansion, explique-t-elle. Les galeries qui avaient ouvert quatre espaces sont peut-être retombées à trois, voire deux. C’est, dans une certaine mesure, un ajustement naturel du marché. »
Le lancement de la foire Post-Fair, qui s’est tenue dans l’ancien bureau de poste de Santa Monica, un bâtiment Art déco construit à l’époque du New Deal, a suscité beaucoup d’enthousiasme durant cette semaine de l’art. Pour cette première édition, les 26 exposants ont présenté leurs œuvres sans stands traditionnels, ce qui donnait à l’espace baigné de lumière une allure d’exposition plutôt que celle d’une foire typique sous des tentes blanches. Le galeriste de Los Angeles et fondateur de la foire, Chris Sharp, a reconnu que le ralentissement du marché et les incendies traumatisants n’ont pas vraiment créé les meilleures conditions pour l’organisation une nouvelle foire, mais les frais d’exposition relativement bas pour les galeries (6 000 dollars) et le cadre plus intime de l’événement « semblaient adaptés au moment que nous traversons », confiait-il.
« Au-delà de Los Angeles, cela s’inscrit dans un bouleversement plus vaste. Beaucoup en ont assez du statu quo, explique Chris Sharp. Les jeunes marchands éprouvent le besoin de s’approprier les moyens de production, pour reprendre la terminologie marxiste classique. C’est avant tout à cette aspiration que nous répondons. »
Selon Chris Sharp, la baisse du prix des stands a permis aux exposants de prendre des risques en montrant des artistes émergents à de nouveaux publics. Il est trop tôt pour savoir s’il y aura une deuxième édition de Post-Fair, mais les réactions ont été enthousiastes, a-t-il ajouté.
En marge des foires et des expositions en galeries, les pop-up indépendants et éphémères ont fait leur apparition dans tout Los Angeles pendant Frieze. Une exposition collective organisée par des artistes locaux a été rebaptisée « Redacted Lincoln Heights DTLA » à la dernière minute, après que le nom original, « Art Basel Lincoln Heights », a valu aux organisateurs une mise en demeure de la véritable Art Basel. Ce nom déroutant, la longue liste de sponsors parodiques et « le fait que tout cela n’avait presque aucun sens » ont beaucoup amusé la communauté artistique, a déclaré Wyatt Mills, artiste et co-organisateur, à The Art Newspaper. L’exposition a réuni des œuvres d’artistes locaux, parmi lesquels Zoe Alameda, Isis Cahuas et Anna Lauree.
La Uhaul Gallery, un espace d’art itinérant installé à l’arrière d’un camion de déménagement, était venue de New York. Jack Chase et James Sundquist, le duo à l’origine de la galerie, se sont associés au Slamdance Film Festival pour organiser la première exposition de la Uhaul Gallery en dehors de la Grosse Pomme. L’exposition « Drive-In » était composée d’œuvres d’artistes vivant à Los Angeles ou originaires de cette ville. Avant l’ouverture, Chase et Sundquist ont conduit la galerie itinérante à proximité des foires Frieze et Felix. Après avoir été prié de quitter les lieux des deux foires, le duo a trouvé un accueil chaleureux à Post-Fair. « Le point de vue officiel de la galerie est que Frieze déteste la liberté et que Felix n’est pas aussi cool qu’ils le pensent », a ironisé Chase.
De nombreux marchands participant aux foires de la semaine estimaient qu’il est encore trop tôt pour mesurer l’impact global des incendies sur Los Angeles, et plus encore sur la scène artistique de la ville. Selon une étude publiée le mois dernier par l’Anderson School of Management de l’Université de Californie à Los Angeles, les incendies ont coûté à la ville entre 95 et 164 milliards de dollars (entre 91,4 et 157,8 milliards d’euros), en dommages aux biens immobiliers et en pertes de capitaux.
Peter Goulds attribue la longévité de sa carrière de 50 ans dans le monde de l’art à Los Angeles à la pertinence du programme et des expositions de L.A. Louver. Il souligne que sa galerie n’a jamais trop compté sur les foires pour soutenir son activité, préférant entretenir des relations durables avec les collectionneurs tout au long de l’année. Face au ralentissement du marché de ces deux dernières années et aux conséquences des incendies du mois dernier, il prévient : « Si les artistes comptent sur les foires pour les sauver, ils risquent d’être déçus. »
Parmi les marchands de Los Angeles, Helen Babst possède une perspective singulière sur la semaine des foires. Co-partenaire de la Babst Gallery, elle est présente sur trois événements : Felix, la section Focus de Frieze, et elle disposait d’un stand d’angle à Post-Fair. « Je n’avais aucune idée de ce qu’allait être le paysage après l’incendie, ni même si acheter de l’art serait perçu comme de bon goût, confiait-elle. Mais les gens ont vraiment compris que nous devions soutenir les créateurs, qui sont plus vulnérables que jamais. » À l’écouter, les ventes ont été bonnes tout au long de la semaine et elle se réjouit particulièrement du nombre de représentants de musées qui ont visité les foires et de collectionneurs qui ont fait le déplacement depuis d’autres villes. « Il est rare de ne pas éprouver une certaine forme de cynisme envers le monde de l’art, dit-elle. Mais cette fois, j’ai eu chaud au cœur. »