Philippe Prost est actuellement à l’honneur à la Cité de l’architecture et du patrimoine, à Paris. Il est l’auteur, entre autres, de L’Anneau de la Mémoire – Mémorial international Notre-Dame-de-Lorette, à Ablain-Saint-Nazaire (Pas-de-Calais), en 2014.
Dans quel milieu êtes-vous né ?
Personne, dans ma famille, ne pratiquait l’architecture ni même n’était investi dans le champ artistique. Comme tous les enfants, j’ai gribouillé des sortes de maison. Je suis arrivé à l’architecture par la musique, pour laquelle je nourrissais une passion. Pendant le collège et le lycée, j’ai pris chaque semaine des cours d’orgue à la fois classique – grand orgue ou de chœur –, mais aussi contemporain – électrique. Je jouais avec des amis dans un groupe de jazz fusion, façon Weather Report. Mon frère faisait une école de commerce et moi, je voulais continuer dans la musique. Mes parents n’y croyaient pas et me répétaient sans cesse qu’il était très difficile d’en vivre et que je ne connaissais personne dans ce milieu. Ils me voyaient bien dans une école d’ingénieurs. Un jour, le professeur de piano de mon frère m’a suggéré de faire une école d’architecture, car l’emploi du temps y était « très cool » et que l’on pouvait avoir des activités en parallèle. L’école la plus proche de Saint-Cloud [Hauts-de-Seine], là où j’habitais, était celle de Versailles [Yvelines]. Je m’y suis inscrit en 1977.
Comment s’est passé votre parcours à l’école d’architecture de Versailles ?
J’avais fait une terminale scientifique, et l’école d’architecture, dans les premières années du moins, a été pour moi un moment totalement en apesanteur. Ma famille, je le répète, n’était pas portée sur les arts, mais mon père était un passionné d’histoire. Il nous a « traînés », mon frère et moi, dans nombre de châteaux et de musées. Cela a joué un rôle, mais je ne le saurais que plus tard. Ces visites, je les ai gardées en mémoire ; un jour, les souvenirs sont remontés à la surface, comme dans le film Blow-Up [1966] de Michelangelo Antonioni, quand le photographe agrandit ses clichés pour révéler le sujet. Versailles, comme je le disais, pour moi qui sortais d’une ambiance un peu « caserne » – la maison de mes parents était réglée au cordeau –, c’était l’apesanteur. Il y avait, par exemple, un cours d’expression corporelle où l’on était couché sur le sol, les bras tendus. En arts plastiques, on projetait des choses sur des toiles. En fin de compte, je me retrouve à dessiner, alors que je ne sais pas dessiner. Mon emploi du temps étant loin d’être saturé, j’ai continué l’orgue, la semaine au conservatoire de Rueil-Malmaison [Hauts-de-Seine], les soirs de week-end dans mon groupe.
À un moment donné, vous avez eu un déclic...
Effectivement, grâce à deux enseignants, Philippe Panerai et Henri Gaudin. Le premier, qui décrocherait plus tard le Grand Prix d’urbanisme [en 1999], traitait de la question de la construction de la ville, à travers la notion de « typo-morphologie » (méthode d’analyse qui consiste à penser selon les rapports la forme urbaine, c’est-à-dire par les types d’édifices qui la composent et leur distribution dans le réseau viaire). En bref, il s’agissait de s’inscrire dans un environnement et de le poursuivre. Le second, Henri Gaudin, auteur du fameux ouvrage La Cabane et le labyrinthe [1983], nous donnait un cours d’architecture médiévale. Il parlait de l’organicité de l’architecture, des pliés et des dépliés, des courbes et des contre-courbes, de la façon dont les jeux de matières s’articulent... À ces deux personnes, s’en ajoute un troisième, Henri Bresler, professeur de théorie et d’histoire de l’architecture qui, pour ainsi dire, me mettra sur les rails de l’enseignement en me demandant de l’accompagner, peu de temps après l’obtention de mon diplôme.

Vue extérieure de L’Anneau de la Mémoire – Mémorial international Notre-Dame-de-Lorette, à Ablain-Saint-Nazaire (Pas-de-Calais).
© Philippe Prost, architecte. Photo Aitor Ortiz, 2014
Comment s’est passé votre cursus versaillais ?
En 3e ou 4e année, j’ai raté un concours d’orgue. Cela m’a donné l’espace et l’envie de m’investir complètement en architecture, et j’ai totalement abandonné la musique. Je me passionne alors pour la typo-morphologie, selon laquelle la ville se construit sur des modèles, sur des types en réaction à l’architecture internationale fonctionnaliste. Nous sommes à l’aube des années 1980, au début du postmodernisme, un moment où s’organise une résistance vis-à-vis du style international et du modernisme. Je suis diplômé en 1983. Je rencontre Françoise Choay, historienne des théories et des formes urbaines et architecturales, avec laquelle je commence une thèse. Récemment disparue [en janvier 2025], elle a été une personne extrêmement importante pour moi, qui m’a accordé beaucoup d’attention. En parallèle, je travaille, avec Bruno Fortier, à l’Institut français d’architecture [aujourd’hui Cité de l’architecture et du patrimoine], pour une grande étude sur les transformations de Paris du XVIIIe au XXe siècle. J’œuvre dans un laboratoire de recherche d’UP8 [devenu l’École nationale supérieure d’architecture de Paris- Belleville] et j’enseigne. Enfin, je suis, à l’École de Chaillot, la spécialisation « Architecture et patrimoine » et j’en sors diplômé en 1989.
Quel était votre sujet de thèse ?
Le sujet soumis à Françoise Choay tournait autour des ouvrages des ingénieurs militaires aux XVIIe et XVIIIe siècles. Mais j’ai été refusé et ai finalement abandonné toute idée de thèse. En revanche, l’architecture militaire m’inté- ressait beaucoup, d’abord, parce qu’il existe une source gigantesque d’archives, ensuite, parce que le travail des ingénieurs du roi balaie toutes les échelles et tous les domaines (fortification, édifice militaire, église collégiale, ponts et canaux...), comme si l’ingénieur était à la fois architecte, designer, urbaniste et même paysagiste. Il devait avoir une grande polyvalence, une grande ouverture : savoir comment construire un bâtiment, qui plus est ex nihilo, mais aussi comment organiser les autres bâtiments autour, ou encore comment résister au morcelage des activités (architecture, design, urbanisme, paysage). Pour paraphraser le premier article de la Constitution française : à l’instar de la République, l’architecture est une et indivisible ! Ce qui m’intéresse chez Vauban, par exemple, c’est son économie des moyens et des ressources – un sujet très en vogue de nos jours. Lui l’avait déjà intégrée. C’était même un préalable pour ses ingénieurs. On sait que l’eau est vitale, notamment pour tenir un siège. Dans ses forteresses, Vauban, dès 1680, fait des recommandations pour la collecter et concevoir un « magasin à eau ». Pour les matériaux aussi, il pose la question d’une construction économe. Plus les déplacements sont courts, mieux c’est, ce que l’on appelle aujourd’hui le « circuit court ». L’architecture de Vauban est toujours régie par ce type d’impératifs, sans oublier, évidemment, les coûts et les délais.
Vauban serait-il un avant-gardiste ?
En quelque sorte, oui. Alors que nous tournons une page, celle du XXe siècle, nous revenons aux modes de conception employés durant les périodes précédentes. La recherche de la pérennité était l’obsession des ingénieurs. On n’avait pas les moyens de démolir, on économisait : c’est en parfaite adéquation avec nos préoccupations actuelles. De nos jours, on cherche à recueillir les eaux de pluie, on prône l’utilisation des ressources locales, le bois par exemple, plutôt que de les faire venir de pays lointains. Circuit court encore. Vauban, lorsqu’il a construit la ville fortifiée de Neuf-Brisach, en Alsace [Haut-Rhin], a fait creuser un canal à dessein pour pouvoir transporter facilement les matériaux par bateau.

Vue extérieure du lycée Jean-Baptiste-Poquelin, à Saint-Germain-en-Laye (Yvelines).
© Philippe Prost, architecte/AAPP. Photo Luc Boegly, 2018
Dans les années 1980, vous visitez un lieu culte pour les amateurs d’architecture militaire : Rocca d’Anfo, en Lombardie (Italie). Qu’est-ce exactement ?
Effectivement, j’avais découvert, dans une bibliothèque, un dessin magnifique de cette forteresse, à tel point que je me suis demandé si elle existait vraiment. J’ai voulu vérifier.
C’était, à l’époque, un site oublié de l’ingénierie militaire. Cette forteresse date du XVe siècle, mais elle a été « modernisée » de nombreuses fois, au XIXe siècle, par des ingénieurs français issus de l’École polytechnique. Elle se déploie sur les pentes du mont Censo, près de Brescia. Le site, de 50 hectares, était abandonné, mais appartenait toujours à l’armée. Une personne du ministère de la Défense, à Rome, m’a confirmé qu’il n’y avait plus d’activité militaire, et j’ai eu un accord pour la visiter. J’ai pris la route, avec ma femme, et nous y sommes arrivés au petit matin. Un choc ! Il y a certes cette tour juchée sur une cime, mais aussi tout un système de parcours à l’intérieur de la montagne, afin que les soldats y soient à couvert. Rappelons que Vauban, lui, privilégiait le « coup d’œil », selon la formule « espace vu, espace défendu », c’est-à-dire l’idée d’une continuité de longueur de murs qui rend un site sûr. D’où, une architecture bastionnée, des flanquements en étoile et autres espaces polygonaux permettant la suppression de tout angle mort. À la Rocca, l’ouvrage est majoritairement enterré. On contrôle les points de vue non plus à partir d’une construction extérieure, excepté la tour, mais depuis des coursives et des casemates dissimulées dans la roche, et cela change complètement la donne. La Rocca d’Anfo est un point de rupture dans l’architecture militaire, une véritable révolution !
En 1991, vous faites une rencontre déterminante, celle d’André Larquetoux. Qui est-ce ?
Cette année-là, j’avais été invité à Belle-Île-en-Mer [Morbihan] pour y faire une communication sur l’œuvre de Vauban et j’avais envoyé mon article pour les actes du colloque. Quelques mois plus tard, je reçois une lettre d’un certain André Larquetoux. C’était le propriétaire de la citadelle Vauban à Belle-Île. Sa femme Anna et lui m’incitent à venir visiter le lieu, parce qu’ils veulent le restaurer. Ils l’avaient acheté en 1960 dans une vente à la bougie. La citadelle se développe sur 10 hectares, 4,5 kilomètres de remparts, 10 000 m2 de planchers. Je me suis tout d’abord demandé si c’était une blague et j’ai prétexté ne pas avoir de temps, car j’étais en train de préparer l’exposition « Les Forteresses de l’Empire » [1991] au musée des Plans-Reliefs de l’hôtel des Invalides, à Paris. Mais ils ont insisté. Je prends donc l’avion pour Belle-Île. André Larquetoux était, en réalité, un personnage extraordinaire, au caractère trempé. Ingénieur et ancien directeur technique dans de grands groupes, il a alors 83 ans. Il avait revendu aux [assurances] AGF un patrimoine immobilier parisien pour le réinvestir dans la citadelle. Son objectif : en faire la plus belle des cita- delles. « Je travaille pour la France », disait-il. Je fais le tour du site avec lui. Sans demander d’argent à quiconque, il a déjà établi un budget – 250 millions de francs –, monté sa propre entreprise de bâtiment – une vingtaine d’ouvriers tout de même – et amorcé des travaux : ceux de l’Arsenal, un édifice de 50 mètres de long sur 15 de large. À l’époque, je n’ai pas d’agence – mes camarades, eux, ouvraient la leur – ni aucune expérience de chantier. « Embauchez un dessinateur et trouvez un économiste : il faut bien démarrer dans la vie ! », m’a répondu André Larquetoux. Ce fut mon premier projet. Tout mon parcours, finalement, n’avait été que scolaire, jusqu’à cette rencontre...
Comment amorcez-vous ce chantier d’ampleur ?
J’ai commencé par dessiner un « plan directeur », pour préciser les différents objectifs et phases de ce chantier. L’idée était de tout réaliser strictement dans les règles, afin que ni l’architecte des Bâtiments de France ni celui des monuments historiques n’y trouvent à redire. Nous avons ainsi repris entièrement les travaux de l’Arsenal. Les murs avaient été cimentés – alors qu’il aurait fallu les chauler –, et cela avait donné lieu aux premières critiques. Au-delà de la restauration, le but des Larquetoux était d’ouvrir la citadelle au public, en y installant un musée et en y accueillant des événements culturels. Grâce à eux, j’ai appris les principes d’un chantier. Au milieu des années 1990, ce fut le plus grand chantier privé de monuments historiques en France. Il durera quinze années, jusqu’en 2006.
N’est-ce pas délicat, en tant qu’architecte, d’être à la tête d’un unique projet ?
Si, cela m’a assez vite préoccupé. Mon seul client était un homme presque nonagénaire, qui, soit dit en passant, ne m’avait jamais fait de contrat – « Ma parole vaut contrat », répétait-il. J’ai alors commencé à faire d’autres projets en parallèle, dont l’un à Vannes [Morbihan] : la remise en valeur du bastion de Gréguennic. J’ai aussi participé à mon premier concours, que j’ai remporté, pour le musée de la Marine de Loire, à Châteauneuf-sur-Loire [Loiret]. Je découvre à l’occasion ce qu’est un marché public : travailler avec un budget étri- qué, sans compter son temps, pour un salaire global et forfaitaire, et finalement n’être payé que plusieurs mois plus tard. Certes, André Larquetoux ne signait pas de contrat, mais il payait comptant : « Vous comptabilisez vos heures de travail et me les facturez très précisément », me disait-il.

Vue extérieure de La Briqueterie, centre de développement chorégraphique national du Val-de-Marne, à Vitry-sur-Seine.
© Philippe Prost, architecte/AAPP. Photo Luc Boegly, 2013
Vous remportez ensuite, en 1997, un chantier important...
Oui, la ZAC Réunion, un quartier du 20e arrondissement de Paris. J’en avais été informé par l’architecte Alain Sarfati, lequel, par le plus grand hasard, possédait une maison sur Belle-Île. Il s’agissait d’îlots insalubres, et l’idée première était de tout démolir pour reconstruire. Le directeur technique de la Régie immobilière de la Ville de Paris m’a alors demandé un diagnostic. Je proposais de sauver quatre des six bâtiments promis à la démolition. Nous avons décroché le chantier, restauré ces quatre édifices et construit sept bâtiments neufs, soit, au total, soixante-sept logements. À sa réception, en 2004, nous avons obtenu une extraordinaire reconnaissance : une mention au prix de l’Équerre d’argent – l’équivalent du Goncourt pour l’architecture. C’était incroyable ! J’étais lancé.
En 2014, une exposition de mode vous a, dites-vous, complètement « libéré ». Pourquoi ?
Il s’agissait de l’exposition « Inspirations » de Dries Van Noten, au musée des Arts décoratifs, à Paris. Le styliste belge y livrait les sources d’inspiration qui ont nourri sa création, et c’était très éclairant. Il y avait aussi bien des meubles que des costumes des XVIIe ou XVIIIe siècles. Il n’hésitait pas à tout citer : [Gerrit] Rietveld, De Stijl, [Pablo] Picasso... J’avais sans doute un complexe vis-à-vis de mes confrères, dû au fait que, pour fonder mes projets, je me préoccupais beaucoup de l’histoire, des archives. Or, lorsqu’on est architecte, on cite rarement ses références, car on veut exister par soi-même. Que Dries Van Noten montre ainsi toutes ses archives m’a littéralement libéré. J’ai compris qu’on pouvait évoquer, sans honte, toutes ses inspirations.
Est-on toujours architecte si l’on ne construit pas du neuf ?
Cette question ne m’intéresse pas vraiment. Certes, en principe, nombre d’architectes veulent être dans l’affirmation de soi, dans le geste architectural. Dans son célèbre livre L’Œuvre ouverte (l’essai, paru en Italie sous le titre Opera aperta en 1962, a été traduit en français, aux éditions du Seuil, en 1965), Umberto Eco confronte, par exemple, la musique aux sciences dures, aux mathématiques, à la physique, et se demande jusqu’à quel point une œuvre peut s’ouvrir... Lorsque vous faites de l’architecture, vous vous attaquez toujours à quelque chose qui vous dépasse. Il faut donc surtout prendre soin de ne pas abîmer, de ne rien rendre inéluctable. Le patrimoine acquiert un fort potentiel à être transformé, à trouver une nouvelle fonction. On peut redonner vie à de « grandes carcasses ». Je pense à l’ancienne cartoucherie de Bourg-lès-Valence [Drôme] convertie en cluster du dessin animé, à l’ancienne briqueterie de Vitry-sur-Seine [Val-de-Marne] devenue centre chorégraphique national ou à la darse du fond de Rouvray, à Paris, métamorphosée en bureaux pour le service des canaux. À l’industrie lourde succède l’industrie culturelle.
L’attention que l’on porte aux choses existantes est essentielle. L’idée aussi de la relation qu’entretiennent la mémoire et la création. Au-delà de l’image, on découvre toujours, dans ces constructions patrimoniales, la subtilité d’un travail phénoménal, et ça rend très humble. Je fonctionne davantage par ajout que par retrait. On ne vient pas affaiblir ou déséquilibrer un bâtiment existant. Pas besoin de prendre le contre-pied pour exister, il faut au contraire compléter, ajuster, conforter, établir un dialogue. Ce que l’on va ajouter devient comme un contrepoint. Œuvrer avec le patrimoine consiste en une polyphonie. J’en reviens toujours à la musique. Finalement, j’ai fait de l’architecture pour continuer à faire de la musique.
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« Philippe Prost. Mémoire vive », du 18 octobre 2024 au 23 mars 2025, Cité de l’architecture et du patrimoine, 1, place du Trocadéro et du 11-Novembre, 75016 Paris.