Le sujet demeure sensible, plusieurs galeries – David Zwirner, Templon, Gagosian, Perrotin – ont en effet décliné notre entretien. La problématique, il est vrai, soulève des enjeux complexes. « Les collectionneurs aiment acheter en voyant les œuvres directement. Nous sommes une galerie “matérialiste” dans le sens où nos artistes apprécient les volumes, les matières, et il est sou- vent difficile de s’en rendre compte devant un écran », rappelle Loïc Garrier, directeur des galeries Ceysson & Bénétière (New York, Luxembourg, Paris, Lyon, Genève, Saint-Étienne, Pouzilhac, bientôt Tokyo). Même constat à la Galleria Continua (San Gimignano, Pékin, Boissy-le-Châtel, La Havane, Rome, São Paulo, Paris) : « Bien que les plateformes en ligne jouent un rôle croissant, l’expérience physique des œuvres reste irremplaçable. Nous réfléchissons actuellement à des pratiques hybrides pour limiter les déplacements sans nuire à l’expérience artistique », indique Alexandre Ismail, porte-parole de l’enseigne.

Laura Springer, Global Head of the Environmental Sustainability à Thaddaeus Ropac.
© Courtesy de la galerie Thaddaeus Ropac, Londres, Paris, Salzbourg, Séoul.
Photo Stoltenberg
En décembre, Thaddaeus Ropac (Londres, Paris, Salzbourg, Séoul, bientôt Milan) a recruté Laura Springer au poste de Global Head of Environmental Sustainability (responsable mondiale de la durabilité environnementale). Basée à Salzbourg, elle a, depuis, amorcé un état des lieux : « Je commence à avoir une vue d’ensemble de notre impact climatique actuel, depuis les mesures de nos émissions de carbone et de notre consommation d’énergie et de matériaux jusqu’au suivi des activités de transport maritime et de voyage. Je passe en revue les processus déjà en place et suis en train d’élaborer une stratégie à long terme plus complète pour nos initiatives de développement durable. Celle-ci englobe l’évaluation du type de ressources ainsi que la réduction de leur utilisation et des déchets grâce à l’approche “5 R” – refuser, réduire, réutiliser, réaffecter, recycler –, la diminution des déplacements et le choix de moyens de transport plus écologiques. »
Réévaluer chaque maillon de la chaîne
Chez Hauser & Wirth (New York, Los Angeles, Londres, Somerset, Zurich, Saint-Moritz, Gstaadt, Bâle, Minorque, Monaco, Paris, Hong Kong), Cliodhna Murphy, qui occupe un poste similaire à Londres, avance des chiffres : « Notre objectif est de réduire nos émissions de 50 % d’ici à 2030, conformément à l’accord de Paris. Grâce à des données concrètes, nous savons que l’expédition et le stockage des œuvres représentent environ 45 % des émissions, les voyages 20 % et les bâtiments eux-mêmes 10 %. Depuis 2019, nous sommes passés à 75 % d’énergie renouvelable dans le monde, ce qui a entraîné une réduction de 55 % des émissions de cette catégorie, y compris avec les nouveaux espaces que nous avons ouverts. »
Chaque secteur est passé à la loupe : matériaux, ressources, transports, informatique... « Tout est réemployé plusieurs fois, tant que cela est possible et sain pour les œuvres », assure Loïc Garrier. Hauser & Wirth, pour sa part, expérimente des matériaux alternatifs : « Pour transporter les œuvres en 2D, nous avons développé notre propre solution d’emballage réutilisable, Fold, détaille Cliodhna Murphy. Aux États-Unis, nous utilisons la caisse Earthcrate en carton rigide entièrement recyclable, une solution plus légère et plus rentable qu’une traditionnelle caisse en bois, avec seulement 10 % d’émissions de CO2 par rapport à cette dernière. Autre exemple intéressant : nous collaborons avec l’artiste Jessie French pour tester un bioplastique à base d’algues, afin de remplacer, d’ici à 2030, le vinyle PVC utilisé dans nos galeries pour la signalétique. »
Les ressources, autant que faire se peut, sont sollicitées à l’échelle locale. « Chaque galerie possède ses propres fournisseurs, explique Loïc Garrier. À Paris, pour nos encadrements, nous travaillons avec l’Atelier Mondineu qui source ses bois de façon précise. » « L’objectif est de “territorialiser” au maximum notre action, affirme Alexandre Ismail. Pour nos espaces français, nous achetons nos matériaux en Seine-et- Marne. Les foires asiatiques, quant à elles, sont entièrement gérées par l’équipe de Pékin. Nous favorisons nos stocks géographiquement proches des foires et faisons tout pour nous y tenir. »
Le transport, lui aussi, évolue : « Nous limitons les équipes en déplacement international et mutualisons l’intégralité de nos convoyages, précise Loïc Garrier. En Europe, une “tournée” est réalisée mensuellement pour déplacer, selon les besoins, les œuvres entre les galeries. Nous groupons également plusieurs expositions dans un même transport entre l’Europe et les États-Unis, et bientôt le Japon. Les caisses contiennent toujours plusieurs œuvres, rarement une pièce unique. » Selon Cliodhna Murphy, « il existe depuis longtemps un préjugé selon lequel le transport maritime n’est pas une option pour les peintures de grande valeur, mais ce n’est tout simplement plus le cas. Depuis 2019, nous avons pu réduire nos émissions dues au transport de 35 %, notamment en augmentant notre utilisation du fret maritime. On peut économiser jusqu’à 90 % de carbone en comparaison au fret aérien. En 2023, en transférant six expositions de l’aérien au maritime, nous avons économisé 200 tonnes de CO2, soit 150 vols aller-retour en classe économique entre Londres et NewYork ».
Même l’informatique est optimisée : « Outre le recyclage des équipements tous les quatre à six ans grâce à un prestataire spécialisé, nous étudions actuellement l’utilisation de solutions numériques responsables comme l’hébergement des données par des data centers écoconçus, tel OVHcloud », défend Alexandre Ismail. « L’un des atouts de la pandémie est que, depuis 2020, nous travaillons activement à réduire le nombre de “messagers” accompagnant physiquement les œuvres en utilisant nos propres techniques de “messagers virtuels” ou en employant des professionnels locaux pour vérifier les conditions et superviser l’installation des œuvres », relève Cliodhna Murphy.
Agir à la source
Grandes consommatrices de carbone, les foires sont évidemment pointées du doigt. « Nous avons réduit leur nombre à sept par an : deux asiatiques, deux américaines et trois européennes », note Loïc Garrier. « Nos participations ont considérablement diminué depuis 2019, indique Cliodhna Murphy. La consommation de matériaux y reste importante, la conception pour le démontage et la réutilisation est donc une étape cruciale. Depuis 2019, pour éviter le gaspillage, nous réutilisons chaque année les cimaises de notre stand à Frieze Masters. Quant à nos expositions en galerie, nous atténuons notre impact en prolongeant leur durée avec, comme conséquences positives, la réduction de l’expédition, du conditionnement et de l’utilisation de matériaux. »
Les pistes pour amoindrir l’impact environnemental sont nombreuses. Les artistes, eux aussi, s’impliquent dans la démarche. « Nous collaborons avec des artistes engagés sur les questions climatiques et sociales, comme Hans Op de Beeck, souligne Alexandre Ismail. Certains projets, tel Tornado de José Yaque, intègrent une dimension d’écoconception dans leur production par la récupération de matériaux. Pascale Marthine Tayou réalise ses productions localement. Les œuvres d’Antony Gormley, elles, ne voyagent que par bateau. » Chez Ceysson & Bénétière, Loïc Garrier explique : « L’une de nos préoccupations a été de savoir comment réaliser, de manière écologique, une exposition d’un artiste étranger en France. Nous avons décidé d’ouvrir une résidence d’artiste en Auvergne. La Japonaise Tomona Matsukawa a été notre invitée en 2024, et la Sud-Africaine Stéphané Edith Conradie le sera en 2025. Les artistes produisent ainsi l’intégralité de l’exposition en France, ce qui nous évite de transporter toutes les œuvres. »
« Le point de vue sur la crise climatique de nos présidents, Iwan et Manuela Wirth et Marc Payot, a été façonné par des conversations avec des artistes comme Camille Henrot et Pipilotti Rist qui, elles-mêmes, agissent, raconte Cliodhna Murphy. Une part de notre rôle est de conseiller les artistes pour qu’ils s’engagent dans des pratiques plus durables. Notre récente collaboration avec Larry Bell en est un exemple inspirant. Larry a transformé son atelier à Taos, au Nouveau-Mexique, pour qu’il fonctionne presque entièrement à l’énergie solaire. Les artistes sont des agents puissants du changement pour faire évoluer le discours autour de la durabilité dans les arts visuels. Ceux qui veulent jouer un rôle contre la crise climatique en influençant des changements sociétaux plus larges auront finalement un impact plus grand que les réductions d’émissions d’une galerie. »