D’où vient le titre de votre exposition chez Hauser & Wirth, « A Number of Things » ?
Il a été difficile de trouver un titre pour cette exposition. Pour la série de tableaux Dos and Don’ts [2024], étant donné que cette série est basée sur les textes de livres de savoir-vivre, les titres sont venus naturellement des extraits des pages de ces ouvrages : Don’t Spread Your Elbows, All The Bridesmaids a Present... Pour les sculptures, le titre correspond au nombre qui est en quelque sorte « écrit » par le total de perles du boulier [série Abacus, 2024 (l’abacus (abaque) est un boulier)]. J’ai, depuis l’enfance, une dyscalculie, une dyslexie des nombres ; chaque nombre est donc toujours envisagé par paire, avec son inverse. L’exposition évoque la façon dont l’éducation est faite pour un certain type de personne à la pensée linéaire, la majorité d’entre nous, dominé par le cerveau gauche, mais inadaptée à un autre type, celui des personnes dominées par le cerveau droit, à la pensée arborescente. En anglais, on parle de pensée counterfactual [contrefactuelle], lorsqu’on a besoin de parcourir toutes les possibilités avant d’accepter un fait. Par exemple, ce n’est pas parce que l’on est soumis à la gravité qu’il est impossible de voler. Le chiffre 4 n’est qu’un résultat possible de 2 + 2, le résultat pourrait être aussi 22, ce qui est d’ailleurs le principe du boulier. Au fur et à mesure que l’on apprend, notre sens des possibilités se restreint.
Il y a aussi quelque chose d’un peu enfantin dans ce titre...
Comme lorsqu’un enfant rentre de l’école, qu’on lui demande ce qui s’est passé durant sa journée et qu’il répond : « des choses ». C’est une réponse valide ! J’ai du respect pour cette défiance envers les mots, le côté opaque de l’expérience, des choses qui sont juste des choses. Je parle du moment où les choses existent dans leur « chosité », dans leur ontologie, avant qu’elles soient des mots, des objets, des concepts. C’est ce que peut la sculpture : remplir un espace avant que l’esprit limite l’objet par le langage ; montrer les choses dans leur mystère préverbal, avant que l’on ait posé sur elles une étiquette comme « ceci est un boulier »... Il y a dans ce titre une forme d’humour, et d’irrévérence aussi pour les codes mêmes de l’exposition. Il fait également référence à notre croyance aveugle dans la précision des nombres.
Quel lien faites-vous entre la pensée contre-factuelle, l’espace de pensée de l’art pour un artiste et l’amour ?
La pratique artistique est une pensée contre-factuelle – je la conçois comme un muscle que je dois entraîner tous les jours pour résister à la pression normative, qui est la force opposée de la création. Les sculptures de cette exposition posent dans leur forme un défi à la gravité : le grand Abacus est en acier et bronze, deux matériaux qui ne s’allient pas en principe, et a, comme dans presque toutes mes sculptures, un centre de gravité déplacé. La pensée contre-factuelle est fondamentalement liée à l’espérance, l’optimisme et l’utopie ; son mantra est « Tout est possible », comme dans l’amour qui essaye tout, espère tout.
Le sol turquoise et quadrillé de l’exposition rappelle-t-il pour vous un jeu d’échecs, un écran d’ordinateur, une cible dans un jeu vidéo ou un contexte militaire ?
C’est un peu tout cela à la fois ! À l’origine de ce projet, réalisé avec Alexis Lowry, commissaire d’exposition chez Hauser & Wirth, il y avait la volonté de concevoir l’espace de la galerie comme un espace public, presque « extérieur ». Ces catégories, intérieur/extérieur, l’individu et son environnement, l’intériorité et la vie sociale, sont partout présentes, à la fois dans les tableaux et dans les sculptures. Nous avons fait appel à mon ami et designer Adam Charlap Hyman du studio Charlap Hyman & Herrero, avec lequel j’ai fait plusieurs expositions : « Mother Tongue » à la Kestner Gesellschaft, à Hanovre, en 2021, puis à la Salzburger Kunstverein, en 2022, et « Le Vers dans le fruit » chez Mennour, à Paris, en 2022 également. Étant donné la taille de la galerie, nous avons décidé de faire un seul geste scénographique, mais qui nous permet de transformer radicalement les propriétés sensorielles : sons (absorber les bruits), lumière (la couleur du sol se reflète sur les murs) et toucher (le sol a les mêmes propriétés de résistance que les sols en terre). Nous désirions créer le sentiment que l’on se trouve en extérieur, dans la rue ou dans un parc. Je voulais mettre en valeur le fait que les galeries de Chelsea, à New York, communiquent vraiment avec la rue, sans corridor ni escalier. Ce type de sculpture de la série Abacus doit être en lien avec l’espace public. Il nous est apparu naturel de garder le motif de la grille, qui est la technique avec laquelle les sculptures sont agrandies de l’état de modèle à l’échelle 1:1. La grille parle de l’importance de la question de l’échelle d’un objet, une question fondamentale pour la sculpture et un moyen d’évoquer l’expérience de grandir. L’exposition débute avec un ensemble de chiens qui sont les seules sculptures à être à échelle réelle.
Justement, dans l’exposition, on voit des sculptures de chiens, des sculptures de chiens-chats et (parfois) de véritables chiens.
Les chiens m’intéressent depuis longtemps, à la fois de manière personnelle (j’ai toujours vécu avec des chiens) et de manière plus anthropologique, parce qu’ils ont un statut intermédiaire entre l’humain et l’animal du fait de leur domestication très ancienne. En 2017, l’exposition pour ma Carte blanche au Palais de Tokyo s’appelait « Days Are Dogs ». On dit « avoir une vie de chien », on parle de top dog et underdog... Le chien est un « outil » pour évoquer les classes sociales, la tendresse, mais aussi la domination, la dépendance, la discipline, la surveillance. Il était donc important de débuter ici avec un groupe de chiens.
« Sweet Days of Discipline », le titre de l’exposition que j’ai faite en Suisse, au Kunstmuseum de Saint-Gall, en 2023, est inspiré du livre de Fleur Jaeggy I beati anni del castigo (Fleur Jaeggy, I beati anni del castigo [Sweet Days of Disciplin], Milan, Adelphi, 1989), lequel a pour sujet les boarding schools, c’est-à-dire les pensionnats, et l’ambivalence de l’isolation et de l’éducation. Il y a une normalisation et une perte de créativité qui sont nécessaires pour vivre ensemble. C’est ce que montrent les pages des livres de savoir- vivre. Je ne formule pas de jugement sur l’éti- quette ou l’éducation. Les chiens et les bonnes manières sont des choses banales, en apparence inoffensives et drôles. La politesse est un moyen atténué de parler d’éducation, mais aussi de politique et de la police (mots qui ont la même racine, comme le souligne l’anthropologue David Graeber). Les chiens sont un moyen de parler de dépendance, de domestication, avec un curseur placé davantage du côté de la tendresse ou de la discipline. On considère souvent que les codes de la société sont stables, alors qu’ils sont faits en sable et changent fréquemment. C’est peut-être pour cela que l’on a l’impression que mes sculptures sont balayées par le vent : celle qui ressemble à une plante en croissance [1263/3612 (Abacus)] rappelle un drapeau médiéval qui flotte ; celle qui évoque un signe infini [37/73 (Abacus)] se contorsionne comme des dunes ; la dernière [347/743 (Abacus)] est décentrée comme des roseaux par une bourrasque. Pour rendre apparent le mouvement, il fallait la rigidité de la grille au sol. Et l’œil identifie les éléments hors de la grille, que l’on pourrait dire « en fuite ». En outre, nous avons déformé la grille, à la façon des perspectives baroques chez Le Bernin – mais peu de gens s’en sont rendu compte !
Cela nous conduit à la question de la peinture que vous avez introduite dans votre travail et à l’histoire de la Renaissance, très présente chez vous...
Alexis Lowry souligne le fait qu’il est souvent dit que la peinture est une fenêtre sur le monde ou sur l’âme ; or, aujourd’hui, nos fenêtres sont devenues des écrans. Dans mes peintures, c’est la même chose, les fenêtres de nos ordinateurs donnent l’impression d’être dans l’espace, mais ne le sont pas. Il y a seulement un espace inframince, avec une petite ombre, entre la fenêtre et l’écran. Cela rappelle en gravure – ma mère était graveuse – l’espace de l’impression que la plaque creuse dans le papier, qui est pour moi follement excitant. D’où le travail que je produis sur les châssis : des craquelures, des coups de pinceau en creux, le froissement du papier, la texture de la peinture qui sort du tube comme un filet mince... Paige K. Bradley, une jeune critique d’art, a parlé à propos de ces œuvres d’« expressionnisme méticuleux ». Mes tableaux sont des déclarations d’amour aux livres imprimés : certains sont composés en deux pages ouvertes en miroir.

Vue de l’exposition « Camille Henrot. A Number of Things », à Hauser & Wirth, New York, 2025.
© Camille Henrot. Courtesy de Hauser & Wirth. Photo Thomas Barratt
La question de la production est aussi très présente dans ces tableaux : la production d’œuvres (liste de vos peintures) et la production d’enfants ( facture de la congélation d’ovocytes) pour Dos and Don’ts – All the Bridesmaids a Present, en 2024.
Le sujet de la croissance constitue le lien entre les tableaux et les sculptures. Trois éléments peuvent être reçus en un tout, car chacun est perçu comme la continuation de l’autre, dans un enroulement, à la manière d’un dessin animé. Je voulais que cela ressemble à un dispositif de musée d’Histoire naturelle qui fait le récit de la croissance des plantes ou des animaux. L’exposition est une célébration des choses qui grandissent. Le tableau Don’t (A Manual of Mistakes) [issu de la série Dos and Don’ts] montre des photos de famille superposées avec le message du « crash » de mon ordinateur et le titre du livre Don’t : A Manual of Mistakes and Improprieties more or less prevalent in Conduct and Speech (Censor (Oliver Bell Bunce), Don’t : A Manual of Mistakes and Improprieties more or less prevalent in Conduct and Speech, Londres, Ward, Lock, and Co, 1880). Je me suis rendu compte que le vocabulaire du code de l’ordinateur est emprunté à celui de la famille : motherboard [carte-mère], parent, child... On imagine le monde de la technologie comme nouveau et dégagé de nos fonctions organiques, mais c’est faux, car la technologie s’inspire de notre expérience biologique d’être humain. Le principe même de l’arborescence des moteurs de recherche est à rapprocher du motif de l’arbre généalogique. Aurait-on pensé au format arborescent sans avoir regardé les racines des arbres ?
Pourquoi cette sculpture de gants dans l’exposition ?
Ce sont des gants d’homme en cuir que l’on utilise pour faire des patines. Je les ai légèrement agrandis. Les gants sont une manière de parler de l’importance du travail manuel dans mon travail d’artiste et le plaisir qui en découle. C’est aussi une manière de dire que la vie existe en dehors du travail de l’artiste. Cela permet de diriger le regard vers le sol pour accentuer la monumentalité des sculptures, comme dans l’enfance, ce moment où l’on perçoit tout en contre-plongée.
En contrepoint de ces pratiques artisanales, il est beaucoup question de technologies dans vos peintures et de ses effets sur nos vies.
Oui, nous vivons une époque où la technologie est omniprésente, mais nous ne comprenons pas comment elle fonctionne. Mes peintures posent la question des limites de l’intimité dans le monde virtuel. Les technologies sont opaques, mais nos vies et nos pensées sont devenues transparentes sous l’effet de notre dépendance aux réseaux sociaux et aux moteurs de recherche, jusqu’au stockage et à l’archivage de nos données personnelles et biologiques (résultats sanguins, radiographies, etc.). À la fin de la journée, mon historique Google est aussi un peu l’historique de mes pensées. Ne pas partager ses pensées nécessite un fort degré de planification.
Notre esprit est peut-être le dernier refuge de l’opacité face à la transparence que produisent les réseaux sociaux. Vos peintures disent-elles cela ?
Oui, exactement ! Deux peintures de l’exposition sont très emblématiques de cela. L’une d’elles, Dos and Don’ts – It Was Usual to Leave a Card, est une superposition du scanner de mes dents et d’images de peinture séchée dans l’atelier (lorsque je me suis cassé le bras), le tout découpé en lamelles, comme un store vénitien ou comme les étapes de chargement d’une image sur un écran. Ces peintures sont tels des oignons, avec des couches d’impressions, de peinture, d’aquarelle, de pastel et de papier... La peinture est faite par enlèvement presque plus que par ajout. Je trouve captivante l’idée de la révélation à l’intérieur d’un cadre. C’est ce que je faisais dans mes premiers films qui étaient déjà des palimpsestes. C’est la première fois que je fais des peintures si proches de mon travail de film et de vidéo. Les nouvelles techniques de réalité augmentée ne m’intéressent pas du tout, car mon grand plaisir devant un film est de saisir un point de vue. Ce que l’on voit procure autant de joie que ce que l’on ne voit pas.
C’est un principe que vous avez déjà utilisé dans des œuvres antérieures.
Deep Inside [2005], réalisé à partir d’un film pornographique, fonctionnait déjà selon le principe du cadre, presque comme le trou d’une serrure. Ma série de peintures Dos and Don’ts est très liée au voyeurisme ou à la sensation d’hyperexposition. Est-ce privé ou public ? Dans notre psyché, l’intérieur est érotique, mais nous avons tous les mêmes dents, et un scan de dents n’est pas vraiment excitant ! Pour mon œuvre Dos and Don’ts – It Was Usual to Leave a Card, les visiteurs demandent fréquemment si ce sont mes dents, et ils sont parfois gênés de l’apprendre. Ces tableaux sont comme un journal de ma vie, avec des résultats médicaux... Les choses qui m’intéressent sont souvent celles avec lesquelles je suis inconfortable : les mathématiques, les documents administratifs, les factures médicales, le verbe « être » en allemand [sein], un formulaire d’inscription à l’école... Ces documents ravivent la peur de la réponse fausse, de ne pas rentrer dans les cases. Ce sentiment d’inadéquation est très présent dans le dernier tableau que j’ai fait pour l’exposition, Dos and Don’ts – The Titles and Names are Included as Follows. Dans un autre, Dos and Don’ts – All the Bridesmaids a Present, j’ai utilisé une facture de congélation d’ovocytes : il y a quelque chose de fascinant dans le contraste entre ce document froid, banal et stérile et l’ampleur émotionnelle attachée à une chose dont on ne sait pas si elle sera un jour un être vivant. L’œuf pose la question du possible de la manière la plus radicale.
Et le fait que cela s’appelle « œuf », comme ceux que l’on a dans nos frigos, est une étrangeté. Le mot « ovocyte » avec ses deux « o » est très étonnant, il fait penser au personnage d’O dans Nous autres [1920], le roman de science-fiction d’Evgueni Zamiatine, qui est une critique du régime communiste, à laquelle ressemble de plus en plus notre société techno-capitaliste obsédée par la transparence.

Camille Henrot, Dos and Don’ts – The Titles and Names are Included as Follows, 2024, collage numérique sérigraphié avec aquarelle, encre, acrylique et huile sur toile préparée.
© Photo Sarah Muehlbauer
Ces travaux sont-ils en train de se transformer en votre prochain film ?
Ces tableaux, qui combinent différentes images quasi en mouvement, sont presque des captures d’écran d’un film à venir. Et puis cette série de peintures a commencé à partir d’une invitation que m’a faite l’Anna Polke Stiftung (la Foundation – Anna Polke Stiftung, créée en 2018 à Cologne, est dédiée à l’œuvre de l’artiste allemand Sigmar Polke (1941-2010)). Sigmar Polke travaillait justement en déplaçant un élément de ses tableaux, en prenant une photo et en déplaçant encore un élément, à la manière d’un dessin animé en stop motion. Mes images et mes sculptures sont toujours des séries, et j’aime garder la sensation qu’elles ne sont qu’un moment dans un processus de transformation ou de croissance.
J’ai un film en cours, In the Veins, dont j’ai débuté le tournage en 2021 – que je crois avoir enfin décidé de terminer. Comme dans mes sculptures, il a un lien avec les plantes, le monde animal et l’enfance. Le monde animal est très présent dans l’enfance, dans les histoires, les objets, les références quand on apprend à lire. Pour autant, un enfant citadin ne vit pas entouré d’animaux, et l’extinction des espèces naturelles se déroule au même rythme qu’il grandit. C’est-à-dire à un tempo qui est trop lent pour que nous identifiions une catastrophe, puisque pour nous la catastrophe est toujours brutale, elle arrive en l’espace d’une seconde, et, en même temps, elle est trop rapide pour notre capacité d’y faire face. Pourtant, la séduction et la tendresse pour le monde animal sont partout, elles ont leur source dans l’enfance, et partout dans le monde digital. Que manque-t-il pour communiquer et agir afin de protéger les espèces du monde animal ? Est-ce le langage ? l’expérience ? l’empathie ? Telles sont les questions que je me pose. Comment peut-on utiliser de manière saine la séduction du monde animal ?
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« Camile Henrot. A Number of Things », du 30 janvier au 12 avril 2025, Hauser & Wirth, 542 West 22nd Street, New York 10011, États- Unis, hauserwirth.com