Durant sa période de maturité, au cours des premières décennies du XVIIIe siècle, Rachel Ruysch (1664-1750) fut sans doute l’artiste la plus acclamée des Pays- Bas. Propulsée vers la gloire à la fin du XVIIe siècle, alors que la Hollande atteignait son âge d’or, la peintre s’est illustrée dans l’art de la nature morte, produisant un remarquable corpus de compositions florales somptueuses. Ce genre pictural a par la suite attiré de brillants artistes, parmi lesquels Jean Siméon Chardin, Eugène Delacroix et Édouard Manet, sans oublier les cubistes Pablo Picasso, Georges Braque et Juan Gris.
Peintre majeure d’un domaine considéré comme mineur, appréciée des spécialistes, mais largement méconnue du grand public, Rachel Ruysch est longtemps restée reléguée à une note de bas de page. Aujourd’hui, elle bénéficie enfin d’une reconnaissance à la mesure de son talent, avec une rétrospective d’envergure présentée à l’Alte Pinakothek, à Munich, qui s’envolera ensuite aux États-Unis, d’abord au Toledo Museum of Art puis au Museum of Fine Arts Boston.
« Rachel Ruysch. Nature into Art » réunit tous les éléments d’une grande exposition. La vie de Rachel Ruysch est de plus fascinante, émouvante et pleine de surprises, ponctuée d’événements aussi inattendus qu’un gain à la loterie. Sa propre sœur, à la présence énigmatique, peignait également des natures mortes florales et l’on peine à distinguer les deux artistes. Mère de dix enfants, dont six atteignirent l’âge adulte, Rachel Ruysch mena une carrière exceptionnelle de sept décennies, au cours de laquelle elle occupa notamment le prestigieux poste de peintre de cour auprès de Johann Wilhelm II, électeur palatin, figure influente du Saint-Empire romain germanique. Ce dernier, avec son épouse issue de la dynastie des Médicis, constitua l’une des plus remarquables collections d’art de son temps, dont les chefs-d’œuvre forment aujourd’hui l’un des piliers des collections de l’Alte Pinakothek.
DES FLEURS ÉCLATANTES
L’accrochage réunit cinquante-sept peintures de l’artiste, soit plus du tiers de son œuvre conservée, retraçant son parcours depuis ses premières compositions prometteuses, au début des années 1680, jusqu’à ses ultimes toiles des années 1740. L’équipe des commissaires de Munich a enrichi la présentation de centaines d’objets supplémentaires, dans une scénographie évoquant les collections d’histoire naturelle et l’univers intellectuel de son père, Frederik Ruysch. Éminent botaniste et professeur d’anatomie, celui-ci a nourri un large éventail d’intérêts scientifiques, dont l’influence se reflète dans les créations de sa fille.
L’un des écueils de l’exposition – et de la redécouverte de Rachel Ruysch – réside dans la nature nécessairement restreinte de son corpus. Elle ne peignait que des natures mortes, presque toujours dominées par des fleurs. Pourtant, toile après toile, ces compositions minutieusement exécutées, savamment équilibrées, dans lesquelles éclatent des floraisons exubérantes rehaussées çà et là d’un animal insolite ou d’une profusion de fruits, produisent un effet d’ensemble saisissant. Visuellement, ces peintures offrent une fusion constante du merveilleux et du réel, à la fois intensément stylisées et d’un naturalisme frappant. Et cette alchimie, renouvelée au fil des décennies, demeure une source d’émerveillement. Les commissaires ont mené une véritable chasse au trésor pour retrouver certaines de ces toiles, oubliées dans les réserves de musées. L’exposition s’ouvre ainsi sur une œuvre récemment redécouverte : un portrait de Rachel Ruysch réalisé en 1692 par le peintre néerlandais Michiel van Musscher, auquel l’artiste elle-même a ajouté des éléments de nature morte. Acquis en 2023 par le Metropolitan Museum of Art, à New York, le tableau représente une jeune femme pleine d’assurance, posant devant un chevalet, entourée de ses compositions minutieuses et foisonnantes.
La peinture de nature morte bénéficiait de bien peu de considération dans les cercles artistiques les plus élevés de l’Académie française. Dans la célèbre hiérarchie des genres, établie sous l’Ancien Régime, à l’apogée du Grand Siècle, la représentation des fruits et des fleurs occupait le rang le plus bas, juste en dessous du paysage, tandis que la peinture d’histoire trônait au sommet. Les artistes hollandais du XVIIe siècle jouaient volontiers avec cet ordre établi. Et ce domaine, pourtant jugé mineur, connut aux Pays-Bas un engouement durable, célébrant et ornant les intérieurs d’une bourgeoisie en plein essor, bien avant la carrière de la peintre. La première section du parcours confronte judicieusement des œuvres telles que Petit Bouquet de fleurs de Rachel Ruysch (vers 1682), dont la composition, avec un fond sombre, s’inscrit dans la tradition, à celles de son mentor Willem van Aelst et de ses prédécesseurs dans le genre, parmi lesquels Maria van Oosterwijck, figure pionnière parmi les femmes peintres.

Vue de l’exposition « Rachel Ruysch. Nature into Art », à l’Alte Pinakothek, Munich, 2025.
Photo Haydar Koyupinar, Bayerische Staatsgemäldesammlungen, Munich
UNE CÉLÉBRATION NATURALISTE
Le visiteur pénètre ensuite dans l’univers fascinant, parfois étrange et même inquiétant, des cabinets de curiosités des naturalistes de l’époque moderne, évoqués grâce aux collections locales. On y découvre combien la peintre puisa dans ces représentations de la faune et de la flore pour nourrir son art, tout en les dépassant. Parmi ces sources d’inspiration figure une gravure coloriée à la main représentant un Crapaud du Surinam, amphibien singulier originaire de cette colonie néerlandaise d’Amérique du Sud. L’animal trouva sa place dans une nature morte infernale, peinte en 1690, où il s’inscrit dans un décor forestier saisissant.
Ses peintures du début du XVIIIe siècle, plus grandes, lumineuses et opulentes que celles des décennies précédentes constituent le sommet de l’exposition – et de la carrière de Rachel Ruysch. Le parcours réunit Nature morte de fleurs dans un vase de verre sur une corniche de marbre (1710, National Gallery, Londres) et son pendant original, Nature morte de fruits, prêté par une collection privée. Le talent de la peintre pour associer une grande diversité de plantes – qui la distingue de ses prédécesseurs – atteint son apogée avec Nature morte aux fleurs et aux fruits (1714). Dans ce que l’on pourrait aujourd’hui qualifier de célébration de la biodiversité, cette toile de plus de 1,20 mètre de large, autrefois destinée à orner la chambre de Johann Wilhelm, regroupe plus de vingt-cinq espèces venues des quatre coins du monde.
Déjà très bien payée, Rachel Ruysch connut une fortune inespérée en 1723, lorsque, avec sa famille, elle acheta un billet de loterie gagnant. Elle abandonna presque entièrement la peinture pendant plus d’une décennie. L’exposition s’achève sur ses œuvres tardives, marquées par un retour aux formats plus intimes de sa jeunesse, mais délaissant les fonds sombres de ses débuts. Bouquet de fleurs avec un scarabée sur une corniche de pierre (1741) représente un délicat assemblage de fleurs, baigné dans un flux ascendant de lumière en perpétuelle métamorphose.
Nous ne connaissions que peu l’œuvre de Rachel Ruysch avant notre visite, et nous avons été captivé en la découvrant. Mais une fois sorti, le doute s’est installé. Ces arbitres du goût français n’avaient-ils pas, en fin de compte, raison ? De retour dans le Munich du XXIe siècle, il nous est apparu que l’œuvre de Rachel Ruysch était, par essence – et pour s’en tenir à l’essentiel –, purement décorative, semblable à une tapisserie d’exception. Une exposition, même admirable, consacrée à ce genre peut être très réussie, mais peut-elle toucher au grandiose ?
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« Rachel Ruysch. Nature into Art », 26 novembre 2024-16 mars 2025, Alte Pinakothek, Barer Str. 27, 80333 Munich, Allemagne ; 12 avril-27 juillet 2025, Toledo Museum of Art, Toledo, États-Unis ; 23 août-7 décembre 2025, Museum of Fine Arts, Boston, États-Unis.