C’est une exposition qui actionne des muscles du cerveau rarement mobilisés dans la morosité ambiante. Un voyage particulièrement réjouissant dans le temps et dans l’espace, à travers les sens. Pour la cinquième carte blanche qu’il offre à un artiste au musée d’Art et d’Histoire de Genève (MAH), Marc-Olivier Wahler, son directeur, a invité l’Américaine Carol Bove à s’emparer de la collection et de ses réserves.
Au premier regard, les salles sont presque vides. C’est que la présentation nous engage à prendre la mesure de l’espace autour de nous, dans le musée, dans la ville, à aiguiser notre conscience du monde. Les pièces choisies sont toutes issues des collections du MAH, et proviennent majoritairement de la région. Intitulée « La Genevoise », l’exposition est un portrait de Genève et un autoportrait de l’artiste, qui y est née.
REGARDER PAR LA FENÊTRE... DE L’ART
Une première ligne d’objets forme tout le parcours de l’exposition : il s’agit tout simplement de l’histoire de Genève, depuis la préhistoire, soit 13400 avant notre ère, jusqu’à 1971, date de naissance de Carol Bove, en passant par ses premiers engagements dans l’art – après avoir vu la voiture écrasée en monochrome rose de l’artiste suisse Sylvie Fleury, Skin Crime numéro 601 (1997). Cette chronologie se manifeste dans l’espace par des socles blancs posés sur le sol. Dans les premières salles, des ossements, parfois gravés, un harpon de l’époque du Magdalénien (Paléolithique), un bâton orné d’une branche et d’un bouquetin...
D’emblée, la seconde ligne apparaît, parallèle à la première : un rail noir fait de poutres industrielles métalliques ajourées, comme on en utilisait pour construire des ponts dans l’Amérique des années 1930, explique Carol Bove. Cette ligne traverse, elle aussi, tout l’espace, de l’entrée à la sortie. Elle sert de socle à des reproductions des objets exposés, à l’identique et en trois dimensions, comparables aux répliques d’œuvres conçues à l’usage des malvoyants. « Marcel Duchamp se demandait si l’on pouvait faire des œuvres qui ne soient pas d’art », observe Marc-Olivier Wahler. Et Carol Bove d’ajouter que « le fait de ne pas disposer d’un savoir est le bon état d’esprit pour toute expérience de l’art ».
Car c’est bien une part d’inconnue qui plane sur cette ligne noire. Carol Bove en parle comme des « ombres » des œuvres exposées, des ombres à toucher, pour une fois. Au bout de la première salle veille un buste du philosophe Platon, comme pour suggérer que ces « ombres » sont celles qui dansent sur les parois de la caverne (1). On peut aussi les contempler en s’asseyant sur des bancs colorés, disposés le long de l’espace, copies à l’identique de ceux qui existaient dans les premières années du musée vers 1910. Ils sont orientés dans la direction des vastes baies, toutes ouvertes vers l’extérieur, nouvelle invitation à regarder le monde par la fenêtre... de l’art.
Ces deux lignes parallèles sont ponctuées de quelques « capsules », des exceptions à la chronologie, comme un hors-champ temporel, un lien hypertexte, un Post-it sur une frise ou quelques mots chantés par un chœur antique. La première capsule est consacrée à des recherches sur le Big Bang, menées au CERN (Conseil européen pour la recherche nucléaire) par des femmes scientifiques. Dans « La Genevoise », Carol Bove rejouerait-elle le Big Bang à sa façon ? Pendant les millénaires où « il ne se passe rien » – c’est-à-dire que le MAH ne conserve pas d’objets appartenant à ces périodes –, seules quelques sculptures d’Antonio Canova sont disposées : la Vénus « Italica » (1807-1810) et Les Trois Grâces (1815-1817). Elles évoquent les mythes antiques, l’époque d’avant. Ces objets sont reconnaissables à leurs socles bruns qui se distinguent des blancs.
Une autre capsule porte sur le mythe selon lequel la ville de Genève aurait été occupée par des cités lacustres. Une sculpture-modèle d’architecture, par Peter Fischli et David Weiss, rappelle cet habitat. Toute une bibliothèque étaye ce raisonnement. Un hors-champ encore, celui qui présente le mobilier que Ferdinand Hodler avait commandé à Josef Hoffmann pour son appartement – celui depuis lequel il contemplait le lac Léman qu’il a si souvent peint. À l’étage, le MAH détient les plus beaux paysages de cette série.
C’est à nouveau un pas de côté que Carol Bove engage à faire lorsqu’elle a demandé à l’équipe de conservation du musée s’il existait des répliques de ces œuvres pour non-voyants : un ensemble de céramiques de la Française Quitterie Ithurbide a été sorti des réserves. Elles sont destinées à être effleurées pour comprendre la composition des chefs-d’œuvre du MAH. Un jeu de LEGO pour apprendre le braille à des voyants a également été déployé sur un mur. « Touchez les œuvres ! », s’exclame Carol Bove. Dans la salle des armures, elle a commis un geste peu orthodoxe : des dessins d’anatomie et des études de nus sont accrochés sur les vitrines. « Les dessins font ressortir la violence des armures », souligne-t-elle encore.

Vue de l’exposition « La Genevoise. Carte blanche à Carol Bove » au musée d’art et d’histoire de Genève, 2025.
© Musée d’art et d’histoire de Genève, photo : S. Altenburger
EFFET DE VERTIGE
Dans la dernière salle, qui désigne les XXe et XXIe siècles, la production s’accélère : des monnaies, mais aussi l’ancêtre du bracelet-montre, un bouclier, une porte ornée de cachets révolutionnaires, un portrait peint par Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun... Au bout de la ligne se trouve d’un côté un enchevêtrement de vitrines et, de l’autre, une étrange machine célibataire au statut indéterminé entre l’œuvre et l’objet, entre la Broyeuse de chocolat duchampienne et les sculptures monumentales de l’Autrichien Bruno Gironcoli.
Un cliché tiré des archives de Carol Bove clôt la visite : à sa naissance, ses parents avaient photographié l’équivalent de son poids de bébé par une accumulation d’objets sur une balance. Les œuvres nous tournent le dos, pour nous suggérer de faire volte-face, et peut-être de reprendre le parcours à l’envers, ou pour dire la complexité des choses. Comme ces bouleversantes empreintes de pattes de chien sur un fragment de tuile d’époque gallo-romaine : deux pas en avant, peut-être vers le futur, et un en sens inverse, peut-être vers le passé.
Au fil des salles, une autre ligne temporelle s’impose, laquelle ne se mêle pas aux deux premières, comme un cercle concentrique plus petit entraîné dans la même ronde : il s’agit de la chronologie des salles du MAH, dont les noms sont gravés dans le marbre blanc ou peints en lettres d’or sur les hautes portes de bois, de la préhistoire au XIXe siècle. Le musée est un continuum, il conduit nécessairement à éprouver le temps, le réel, les humains. C’est une série de lignes qui se suivent sans se croiser, à moins que l’on tourne assez dans l’exposition pour parvenir à les relier. Effet de vertige que peut procurer la vision d’un échangeur d’autoroute à Los Angeles (États-Unis).
(1) L’allégorie de la caverne est exposée dans le livre VII de La République (2e moitié du IVe siècle avant notre ère) de Platon.
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« La Genevoise. Carte blanche à Carol Bove », 31 janvier-22 juin 2025, musée d’Art et d’Histoire, rue Charles-Galland, 2, 1206 Genève, Suisse, mahmah.ch