Moins clinquant que Dubaï, moins riche qu’Abu Dhabi, l’un des sept Émirats arabes unis (EAU) a su prendre sa place en devenant un hub culturel qui attire le monde de l’art international dans la péninsule Arabique. Depuis sa création en 1993, la Biennale de Sharjah affiche son ambition : faire entendre d’autres voix dans le concert des nations. Celles des artistes et penseurs non occidentaux, proposant ainsi d’autres regards, en rupture avec la domination des puissances occidentales qui a longtemps prévalu, au détriment de ce que l’on nomme désormais le Sud global.
Sous le titre « to carry », le programme de cette 16e édition a été confié à cinq commissaires : Alia Swastika, Amal Khalaf, Natasha Ginwala, Megan Tamati-Quennell et Zeynep Öz. Cheikha Hoor Al Qasimi, la fille de l’émir de Sharjah, supervise la Biennale. En 2023, elle a assuré le commissariat de la 15e itération en reprenant le projet « Thinking Historically in the Present » du curator américano-nigérian Okwui Enwezor, décédé prématurément en 2019, et dont la direction artistique de la Documenta 11, à Cassel, en 2002 et le commissariat de la 56e Biennale de Venise en 2015 ont fait date.
UNE DIMENSION POLITIQUE
Devenue l’une des figures culturelles de premier plan du Golfe, la princesse émiratie, diplômée d’écoles d’art londoniennes prestigieuses – la Slade School of Fine Art, la Royal Academy of Arts et le Royal College of Art, dont elle est titulaire d’un master en Curating Contemporary Art –, se positionne cette année en tête du classement Power 100 des personnalités les plus influentes de l’art contemporain d’ArtReview. Alors que Wael Shawky, qui fait forte impression à Sharjah avec I Am Hymns of the New Temples (2023), projeté dans l’ancienne clinique d’Al Dhaid, émarge à la 6e place – son film Drama 1882, présenté dans le Pavillon égyptien à la Biennale de Venise 2024, a tout autant marqué les esprits –, Natasha Ginwala, l’une des commissaires invitées, figure à la 54e place. C’est dire si la Biennale est devenue un passage obligé depuis qu’elle a été reprise en main, en 2011, par cheikha Hoor Al Qasimi, présidente de la Sharjah Art Foundation (SAF), créée en 2009. Visage d’un soft power au rayonnement international, la mécène préside depuis 2017 l’International Biennial Association… dont le siège est situé à Sharjah. Elle assurera en 2026 le commissariat de la Biennale de Sydney, en Australie.
Généreusement dotée, la Biennale de Sharjah, par le biais de la SAF, prend en charge la production de nombreuses commandes sans avoir à solliciter le soutien des galeries. Elle dispose en outre d’un budget d’acquisition qui lui a permis de constituer, au fil des ans, une collection prêtée dans des expositions à travers le monde, comme le rappelle la galeriste Nathalie Obadia dans le chapitre qu’elle consacre à Hoor Al Qasimi dans son récent livre Figure[s] de l’art contemporain. Des esprits conquérants (Le Cavalier bleu éditions, 2025).
Caisse de résonance des cultures dites « décentrées » ou « périphériques », engagée dans la remise en cause de la suprématie occidentale, la Biennale est aussi politique. Lors de l’ouverture, Hoor Al Qasimi portait sur les épaules un keffieh, appelant à la fin de son discours à soutenir la Palestine. Un militantisme assumé – en 2020, son père n’avait pas voté au sein du Conseil suprême rassemblant les sept émirats les accords [de paix] d’Abraham avec Israël : « Je vois la Biennale comme un espace de solidarité et de deuil collectif, confie-t-elle dans son bureau envahi par les catalogues d’exposition de la SAF. J’ai également mentionné le Soudan, le Congo, l’Arménie, le Liban… Dans tous ces pays, je connais des gens qui ont été touchés, dont les familles ont été tuées. Cela me brise le cœur de penser que nous pouvons réaliser un projet ou une exposition, et ignorer la souffrance de nos amis et de leurs familles. »
Quel regard porte-t-elle sur l’identité de la Biennale et son évolution ? « La Biennale de Sharjah est un espace de rassemblement, d’apprentissage et de rencontre de nombreuses cultures. Elle offre l’opportunité de s’exprimer à des voix qui n’ont pas été suffisamment entendues. C’est aussi un espace où les artistes peuvent expérimenter et travailler sur des projets en rapport avec les différents sites. Toute une génération a grandi avec cette Biennale. » Puis de préciser : « J’essaie autant que possible de la décentrer dans plusieurs villes et villages de l’émirat de Sharjah. Les bureaux et les espaces de la Sharjah Art Foundation se trouvent dans ce qui était l’ancien centre historique de la capitale, mais nous avons développé des centres d’art dans chaque ville où nous enseignons et où nous embauchons des gens sur place. Nous formons une communauté d’artistes et de penseurs, non seulement grâce à la Biennale, mais aussi grâce à la Triennale d’architecture de Sharjah, à la Global Studies University, à l’Africa Institute, et tous ces programmes créent un écosystème très riche. »
Maniant l’art délicat du compromis dans une monarchie austère régie par la charia, la Biennale joue ici et là une petite musique critique, en filigrane, sur un fil étroit – certaines œuvres abordent la place des femmes dans des sociétés traditionnelles et de culture musulmane – tout en veillant scrupuleusement à ne jamais choquer dans un environnement pour le moins conservateur. Interrogée sur l’absence d’œuvres à caractère sexuel ou religieux, Hoor Al Qasimi répond qu’il s’agit de fonds publics, que la Biennale est visitée par des familles et que ce n’est pas ce que recherchent les commissaires, qui respectent la culture locale et, en conséquence, ne sélectionnent pas ce type d’œuvres… « Pour moi, il est important de créer un récit sans choquer, assume-t-elle. Si vous cherchez à le faire, vous perdez votre public. Ce n’est pas la raison pour laquelle je me suis lancée dans cette carrière. Je l’ai fait, car je voulais aller à la rencontre de plus de gens possible, pouvoir discuter de projets ensemble. »

Lorna Simpson, Earth & Sky (Detail 9), 2016-2018, collage. © Lorna Simpson. Courtesy de Hauser & Wirth. Photo : James Wang
UNE BIENNALE XXL
Cette 16e édition offre de découvrir plus de 650 œuvres – dont plus de 200 commandes – réalisées par près de 200 artistes. Le parcours se déploie dans la ville de Sharjah et plusieurs sites de l’émirat – 17 au total –, dont certains très éloignés, dans le désert ou sur la côte opposée du golfe d’Oman, à Kalba. Dans la ville de Sharjah, au sein des espaces immaculés de l’Al Mureijah Square, la série Earth & Sky (depuis 2016) de Lorna Simpson associe, dans des collages d’esprit surréaliste, des détails tirés d’encyclopédies minéralogiques et des publicités parues dans des numéros des magazines Ebony et Jet dans les années 1960-1970. Le Thaïlandais Pratchaya Phinthong, distingué parmi les artistes lauréats cette année aux côtés de l’Afghan Aziz Hazara (exposé au vieux marché aux légumes couvert Al Jubail) et de l’Indienne Pallavi Paul (au Bait Al Serkal, dans Arts Square), présente un projet intitulé We Are Lived by Powers We Pretend to Understand (2024), qui transpose les codes visuels des panneaux solaires sur des pierres de granit, disposées dans l’espace public.

Monira Al Qadiri, Gastromancer, 2023. Commande du Kunsthaus Bregenz avec le mécénat de Rossogranada AG, Zurich. Vue d'installation, Sharjah Biennial 16, Al Mureijah Art Spaces, Sharjah, 2025. Photo : Motaz Mawid
Ayant participé à la précédente édition, Monira Al Qadiri a suspendu cette fois deux sculptures de coquillages géants échangeant une étrange conversation. Gastromancer (2023) est inspiré d’un constat scientifique : des composés organostanniques (tributylétain notamment) présents dans la peinture rouge appliquée sur la coque des navires pétroliers modifient le sexe de ces coquillages, lesquels, en muant de femelle à mâle, se trouvent dans l’impossibilité de se reproduire. L’artiste d’origine koweïtienne, née à Dakar, en a conçu une métaphore poétique de notre impact sur l’environnement. Plus loin, Stephanie Comilang, d’origine philippine – une diaspora importante aux EAU –, présente une installation monumentale, Search for Life (2024). Deux films, dont l’un est projeté sur un haut rideau de perles, confrontent la vie simple des chasseurs de perles, longue tradition dans la région, au marché effervescent du précieux produit en Asie.
À Calligraphy Square, l’Indonésien Rully Shabara explore le langage empreint de spiritualité de la civilisation Samasthamarta dans un ensemble intitulé Khawagaka, qui signifie « six enseignements » en langue zugrafi – un travail de recherche développé depuis 2012. À Majlis Sheikh Mohammed, dans Arts Square, le duo Hylozoic/Desires, qui rassemble Himali Singh Soin et David Soin Tappeser, présente The Hedge of Halomancy (2025). Leur film, projeté sur le sol et que l’on regarde d’un balcon, réhabilite les archives disparues de la ligne douanière intérieure, construite en Inde par les Britanniques afin d’empêcher la contrebande de sel, ayant pour but d’éviter la taxe, à partir des régions côtières. L’œuvre, qui s’inscrit dans une démarche mémorielle postcoloniale, a été montrée simultanément lors de l’India Art Fair 2025 à New Delhi. Dans l’obscurité du Bank Street Building, les visiteurs peuvent se recueillir devant la vidéo abstraite et sonore LOML (2022) d’Arthur Jafa. L’artiste africain-américain, basé à Los Angeles, rend ici hommage à son ami musicien, poète et critique Greg Tate, disparu en 2021.

Daniel Boyd, Untitled (25° 21' 11.1" N 55° 24' 43.9" E), 2025. Commande de la Sharjah Art Foundation. Courtesy de l'artiste et Marian Goodman Gallery. Vue d'installation, Sharjah Biennial 16, The Flying Saucer, Sharjah. Photo : Danko Stjepanovic
Autre site de la Biennale, The Flying Saucer (la soucoupe volante), bâtiment brutaliste construit en 1978 et réhabilité par la SAF en centre d’art, présente une vaste constellation de points de lumière, tables percées et tableaux de l’artiste australien d’origine aborigène Daniel Boyd. À Al Madam, le compositeur Raven Chacon, premier artiste natif américain (Navajo) lauréat du prix Pulitzer pour la musique en 2022, habite de ses compositions le décor hors du temps et quelque peu dystopique d’un village envahi par le sable. Dans le cadre désertique somptueux du parc géologique de Buhais, l’Australienne Megan Cope, aborigène d’origine Quandamooka, a créé une installation sculpturale avec des coquilles d’huîtres sur des piliers de bois évoquant la relation traditionnelle de son peuple à la mer dans le sud-est de l’État du Queensland, un environnement naturel en partie détruit par le dragage et l’exploitation minière. L’artiste explique vouloir « changer notre logique extractive et possessive sur le lieu, et s’orienter vers des façons de comprendre la parenté, la connexion et le pays ».
UNE DIVERSITÉ DE RÉCITS CULTURELS
Dans l’ancienne école Al-Qasimia, une salle est dédiée à la danseuse, chorégraphe, poétesse, yogi et artiste indienne Chandralekha (1928-2006), dont la pratique avant-gardiste, après avoir été formée au Bharatanatyam (une forme de danse classique indienne) durant les années 1950, fut un modèle d’émancipation pour les femmes dans l’Asie du Sud. Ailleurs, dans ce qui fut jadis également une salle de classe, la pionnière féministe californienne Suzanne Lacy a été invitée à revenir, à travers des archives et des films, sur plusieurs de ses performances, parmi lesquelles In Mourning and In Rage (1977), conçue avec Leslie Labowitz. Cette protestation en public contre la couverture médiatique d’une série de meurtres de dix femmes à Los Angeles « dénonçait la nature systémique de la violence fondée sur le sexe », se souvient l’artiste.
Les espaces contemporains minimalistes situés en bord de mer des Al Hamriyah Studios réservent d’intéressantes découvertes, des subtiles compositions sur le thème des arbres de l’Australien Brian Martin à la vidéo Ladhamba Tayem; Future Continuous (2023) du Népalais Subash Thebe Limbu, lequel imagine les communautés Adivasi (Inde) dans un scénario futuriste interstellaire, un mélange improbable de sagesse ancestrale et de film de genre. En face, dans le bâtiment d’État reconverti du Old Al Diwan Al Amiri, l’installation textile monumentale Vines in the Mountain (2020) d’Aluaiy Kaumakan de la nation Paiwan, l’une des minorités du sud de Taïwan, impressionne dès l’entrée. L’œuvre, montrée en 2021 à la 12e Biennale de Taipei, codirigée par le philosophe français Bruno Latour, puis en 2022 au Centre Pompidou-Metz et prochainement à la Biennale d’Helsinki (du 8 juin au 21 septembre 2025), en Finlande, ne cesse de croître, tissée par les femmes de sa tribu qui utilisent un savoir-faire ancestral faisant office de thérapie de groupe depuis qu’elles ont été contraintes de quitter leur village, détruit par un violent typhon en 2009.

Luke Willis Thompson, Whakamoemoea (capture), 2025, film.
Photo : Stéphane Renault
Dans une salle adjacente, Fiona Pardington a photographié en grand format, dans sa série The Pressure of Sunlight Falling, des moulages, portraits conservés dans les collections du musée de l’Homme, à Paris, réalisés par le phrénologue Pierre Marie Alexandre Dumoutier durant le voyage de l’explorateur Jules Dumont d’Urville en Nouvelle-Zélande entre 1837 et 1840. L’accrochage s’accompagne d’un chant en langue ngāi tahu, accentuant, selon la croyance, la présence des ancêtres maoris dans ces visages. L’artiste représentera la Nouvelle-Zélande (Aotearoa en maori) lors de la prochaine Biennale de Venise en 2026.
Autre temps fort de cette édition, où l’Océanie compte un contingent notable – l’une des commissaires, Megan Tamati-Quennell, néo-zélandaise, est spécialiste de l’art maori et de l’art indigène moderne et contemporain –, le film Whakamoemoea (2025) du Néo-Zélandais d’origine fidjienne Luke Willis Thompson imagine une émission télévisée en 2040, en langue maorie, annonçant l’adoption d’une nouvelle constitution qui reconnaîtrait un état plurinational et les droits à l’autodétermination du peuple maori. S’inspirant d’un rapport rédigé par l’avocat et intellectuel militant Moana Jackson, Oriini Kaipara, première journaliste avec un tatouage traditionnel sur le visage à présenter un journal télévisé à une heure de grande écoute en Nouvelle-Zélande, crève l’écran, appelant de ses vœux « la promesse radicale faite à la prochaine génération : qui que vous soyez, si vous êtes sur cette terre, vous serez abrités et soignés ». Un propos qui résume les utopies et les luttes portées par de nombreux artistes invités à la Biennale de Sharjah, alors que nous assistons au glissement vers un monde multipolaire et l’entrelacement de récits culturels.
16e Biennale de Sharjah : « to carry », du 6 février au 15 juin 2025, divers lieux, émirat de Sharjah, Émirats arabes unis.