Christie’s a lancé un véritable pavé dans la mare en organisant une vente dédiée intégralement aux œuvres créées par ou grâce à une intelligence artificielle (IA). Cette vente, 100 % en ligne, s’est achevée le 5 mars dernier sur un résultat honorable, atteignant plus de 700 000 dollars (environ 650 000 euros). Cependant, si l’on regarde un peu plus dans le détail, on note que près d’un tiers de la vente est porté par l’œuvre de la star de l’IA, Refik Anadol, dont l’œuvre a été adjugée à 277 000 dollars et que plus de 15 % des lots n’ont pas trouvé preneur, malgré parfois des prix relativement accessibles. Est-ce à dire que l’intelligence artificielle dans l’art ne fait pas recette ? Cette édition d’Art Paris pourrait bien être le théâtre d’une confrontation entre tradition et innovation, où l’IA cherchera à s’imposer comme un acteur incontournable du marché de l’art contemporain.
L’IA est pourtant omniprésente dans notre quotidien. Grâce à ses algorithmes puissants combinés à des capacités d’« ingestion » et de « compilation » qui semblent infinies, elle est capable d’influer sur nos goûts et nos loisirs, qu’ils soient musicaux (Spotify), cinématographiques (Netflix) ou artistiques (Artsy). Elle est aussi une alliée précieuse sur le marché de l’art : utilisée pour aider à la détection des faux (Art Recognition) ou encore pour optimiser les conditions de conservation, au musée du Louvre par exemple. Ses pouvoirs semblent sans limites. De là à révolutionner le monde de l’art lui-même, il n’y a qu’un pas, que les artistes se sont empressés de sauter.
L’artiste Refik Anadol a fait de la data son matériau de prédilection, utilisant des algorithmes d’apprentissage profonds (deep learning) pour créer des installations de données sculpturales et immersives. Le robot humanoïde Ai-Da, créé en 2019, va un cran plus loin : il intègre des algorithmes lui permettant de réaliser dessins, peintures ou sculptures, questionnant la notion même d’artiste !
Certes, l’émergence de formes artistiques assistées par l’intelligence artificielle, à laquelle on assiste actuellement, a un air de « déjà-vu ». Celui d’une révolution schumpétérienne où l’irruption d’une innovation technologique met au défi les artistes et réinterroge leurs modes de production : le Quattrocento italien, la photographie, le cubisme ou, plus proches de nous, l’art abstrait, les performances artistiques filmées (comme celles de Marina Abramović) et la dernière en date, les NFT. Ces nouveautés n’ont jamais laissé leurs contemporains indifférents, générant des réactions polarisées, entre adhésion sans faille et rejet catégorique.
Aujourd’hui, tout porte à croire que les œuvres générées par l’IA sont appelées à s’installer dans le temps et à prendre leur place dans l’écosystème artistique, a contrario des NFT qui ont pris de l’ampleur post-covid mais se sont essoufflés depuis. Près d’un collectionneur aguerri sur trois (29 %) se déclare prêt à faire l’acquisition d’une œuvre d’art réalisée par une IA. Un chiffre qui grimpe à 39 % parmi les jeunes collectionneurs*. Certains chiffres laissent en effet songeur : l’œuvre d’art génératif Portrait d’Edmond Bellamy du collectif Obvious, produite par un humain avec l’assistance de l’IA, a été le premier tableau conçu à l’aide d’un algorithme et adjugé chez Christie’s en 2018 pour 432 500 dollars, soit 45 fois son prix estimé. En 2023, aucune œuvre du collectif n’a été vendue en dessous de 40 000 dollars. L’art généré par l’IA se caractérise au contraire par une forme d’autonomie de la machine dans la création de l’œuvre. Le portrait d’Alan Turing réalisé par l’humanoïde Ai-Da – œuvre d’art générée avec une certaine forme d’autonomie par l’IA – a été vendu plus de 1 000 000 dollars chez Sotheby’s en novembre dernier.
Au-delà de l’impact purement économique sur le marché de l’art, cette nouvelle technologie pose des questions éthiques, voire philosophiques inédites.
À commencer par celle, fondamentale, de l’attribution d’une intention créatrice à une machine. Peut-on être considéré comme un artiste à part entière si l’on génère ses œuvres grâce à l’IA ? Plus prosaïquement, existe-t-il un art du prompt capable de retranscrire à la perfection une intention artistique ?
Un autre point essentiel concerne la propriété intellectuelle. Qui peut se prévaloir d’être l’auteur d’une œuvre générée par une IA quand on sait qu’elle est en réalité alimentée par des centaines de milliers d’œuvres réalisées par des artistes bien humains ? Où est la frontière entre le plagiat et la libre inspiration ?
L’irruption de l’IA dans les musées ou les salles de ventes suscite bien des réticences, au sein même du milieu artistique : une pétition signée par 6 400 artistes a réclamé au nom « du respect des artistes humains » l’annulation de la vente dédiée à l’IA organisée par Christie’s. Mais comme évoqué en introduction, celle-ci a finalement bien eu lieu et s’est clôturée, sur fond de polémique, le mercredi 5 mars 2025. Le Bureau du droit d’auteur des États-Unis a tranché sur la question de la propriété intellectuelle en 2023, estimant qu’une image générée par IA ne peut être protégée par le droit d’auteur. De leurs côtés, la France et l’Europe n’ont pas encore statué. Le sujet du droit d’auteur est pourtant essentiel dans la vie d’une œuvre.
Pour un assureur spécialiste comme Hiscox, la réparation d’une œuvre d’art contemporain endommagée ne peut se faire sans l’autorisation de l’artiste, prérogative relative à son droit moral. Comment une IA pourrait-elle manifester son consentement ?
Toutes ces préoccupations trouveront une réponse à terme, une fois que le marché aura mûri et se sera structuré. S’il subsiste de nombreuses questions, voire des obstacles, avant que l’art généré par l’IA trouve sa place à part entière auprès des collectionneurs, les perspectives n’en restent pas moins enthousiasmantes.
L’histoire de l’art elle-même n’est qu’une succession de révolutions, de scandales et de bouleversements qui finissent par s’institutionnaliser. Les amateurs d’art ne s’y trompent pas et 67 % considèrent que le marché des ventes d’œuvres d’art généré par l’IA devrait connaître un essor en 2025*.
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*Sources : Rapport Hiscox Art et IA 2024
Julie Hugues est responsable Marché Art et Clientèle Privée chez Hiscox