Leur petit appartement niché au sommet d’un immeuble de la rue de la Servette, à Genève, a longtemps été un écrin pour l’art contemporain. Des œuvres y recouvrent les murs, envahissant jusqu’au moindre espace disponible. Bientôt, cette impressionnante accumulation appartiendra à la mémoire de ceux qui l’ont patiemment constituée. Originaires du canton du Jura, mais installés à Genève depuis des décennies, Jocelyne et Fabrice Petignat ont décidé d’offrir leur collection au Museo d’arte della Svizzera italiana (MASI), à Lugano. Ce sont 650 œuvres, signées de Miriam Cahn, Sylvie Fleury, Valie Export, Jamie Reid, Vanessa Beecroft ou encore Wolfgang Tillmans, qui partiront pour le Tessin. « Nous allons quand même garder une trentaine de pièces, surtout de Miriam Cahn, sans quoi cela va faire un peu vide, explique Fabrice Petignat dans son salon. Nous achèterons sans doute de nouvelles choses. Collectionner est un virus! Pour autant, nous devrons calmer le jeu, car ma mère et moi sommes à la retraite. Nos moyens sont désormais très limités.»
Une affaire de famille
La particularité de ces deux collectionneurs, sans aucun doute les plus sympathiques et célèbres de Suisse, est qu’ils sont mère et fils... et inséparables. Depuis le milieu des années 1980, ils arpentent ensemble les allées d’Art Basel et les vernissages de Genève, Bâle et Zurich. Ils y achètent un art pointu, souvent produit par de jeunes artistes. Pour Fabrice, ancien comptable, et Jocelyne, qui travaillait pour une caisse de compensation, cette limitation à la jeune garde était aussi financière. « L’abstraction des années 1950 et le pop art, que nous aimons beaucoup, nous ont toujours été totalement inaccessibles. Ma toute première œuvre ? C’était une lithographie de Salvador Dalí, à Noël, en 1984 », indique Fabrice.
Pourquoi avoir choisi Lugano plutôt que Genève ? « Genève ne semblait pas très intéressée, répond-il. Puis le musée d’Art et d’Histoire devait entrer dans un long chantier. Il y avait aussi des problèmes d’inondation dans les stockages de la Ville qui n’étaient pas faits pour nous rassurer. » Il poursuit : «Nous avions des contacts avancés à Lausanne, notamment en ce qui concerne notre collection de vidéos. Mais Bernard Fibicher, le directeur du musée cantonal des Beaux-Arts, est parti à la retraite sans que la donation soit conclue. Lorsque son successeur [Juri Steiner] s’est finalement manifesté, nous venions de signer avec Tobia Bezzola, directeur du MASI, qui partage nos goûts et que nous appréciions beaucoup à l’époque où il travaillait au Kunsthaus Zürich aux côtés de Bice Curiger [lire pages 24-25] et de Harald Szeemann. » « Comme il manquait au MASI cette période de l’art d’avant-garde, Tobia Bezzola était ravi. Il a dit oui immédiatement et a pris l’ensemble. Tout a été réglé en trois mois, reprend Jocelyne Petignat, qui a embarqué son fils dans cette aventure contemporaine. Mon mari avait des goûts très classiques. Quand j’avais un peu de temps, j’emmenais Fabrice voir des expositions d’art contemporain. » « J’avais un grand-père qui était peintre de décor avant de devenir artiste au moment de sa retraite, se souvient-elle. Je passais beaucoup de temps à le regarder peindre des vues du lac de Bienne, l’un de ses sujets de prédilection. Ma passion pour l’art vient sans doute de lui. »
Dans l’appartement des Petignat, ce ne sont toutefois pas les paysages qui sautent immédiatement aux yeux, mais plutôt des œuvres assez radicales, voire « trash » – comme celle de l’Autrichienne Elke Krystufek, laquelle aborde la ques- tion féminine sans ménagement. « L’art minimal, ce n’est pas trop notre “truc”, admet Fabrice Petignat. Nous achetons principalement des œuvres prenant le corps et les animaux pour sujet. Il se trouve aussi que nous avons beaucoup d’artistes femmes dans notre collection. Ce n’était pas un objectif, cela s’est fait ainsi. Au début des années 1990, ces artistes, qui appartenaient à l’avant-garde depuis des décennies, ont fini par émerger en nombre. Ce qui nous intéressait, c’était le travail, pas de savoir si l’auteur était un homme ou une femme. Et puis les prix étaient vraiment très bas. » « Je me souviens d’une exposition sur des performeuses des années 1970 organisée au Forum Schlossplatz, à Aarau, en 1995, se remémore-t-il. Il y avait des photographies de Valie Export, Marina Abramović, Natalia LL et Friederike Pezold, lesquelles, à l’époque, n’étaient pas du tout recherchées. Nous avons acheté le cliché de Valie Export, daté de 1972, la représentant couchée sur une route [Auflegung]. Plus tard, nous avons acquis deux photos de Marina Abramović pour des sommes abso- lument ridicules. Nous avons aussi entretenu une correspondance avec Natalia LL qui nous envoyait beaucoup de documentation.»
Créer des liens
Dans la démarche de collectionneur de Fabrice et Jocelyne Petignat, le contact avec les artistes est primordial. Lequel débouche parfois sur de grandes amitiés, comme celle qui les lie à Pipilotti Rist. « Ce rapport avec les artistes, mais aussi les galeristes, est très important, souligne la seconde. Pipilotti a monté des bandes vidéos avec des fragments de ses installations rien que pour nous.»
« Entre 2023 et 2024, nous avons acquis des toiles d’Andriu Deplazes, un artiste suisse vivant à Marseille et représenté par la Galerie Peter Kilchmann, à Zurich, relate-t-elle. Il n’est pas très connu en Suisse romande, sans doute parce que ses peintures sont un peu trop raides pour le public d’ici. » Puis de préciser : « De manière générale, nous avons beaucoup acheté en Suisse alémanique, en Allemagne et en France, mais presque rien à Genève où, à part Art & Public [ fermée en 2017] et Analix Forever, les galeries d’avant-garde étaient à peu près inexistantes. C’est d’ailleurs ce qui nous a poussés vers Zurich. Nous y avons connu les débuts de la galeriste Eva Presenhuber au Kunstraum Walcheturm, la première enseigne d’Iwan Wirth lorsqu’il exposait les multiples du magazine Parkett dans une grange, ainsi que celles de Peter Kilchmann et de Nicolas von Senger, lequel nous a fait découvrir Wolfgang Tillmans, Henry Bond, Dominique Gonzalez-Foerster ou encore Maurizio Cattelan.»
Reste que ces 650 œuvres achetées bon marché doivent aujourd’hui avoir une grande valeur. Leur vente aurait pu aisément renflouer les deux collectionneurs et les relancer vers de nouvelles aventures. « Il n’a jamais été question de les vendre, clarifie Jocelyne Petignat. Nous ne voulions pas non plus que cette collection, qui représente quarante ans de notre vie, finisse dispersée aux enchères le jour de notre mort. Nous en avons vu partir pour rien du tout. Il en allait aussi du respect dû aux artistes que nous avons soutenus et auxquels nous n’avions pas envie de donner l’impression d’avoir profité d’eux. »
Seule Future Fossil, la colonne de 1 tonne et demie créée par Julian Charrière et constituée du sel qui sert à l’extraction des terres rares, n’a pas rejoint le MASI. Achetée 8 000 francs suisses, elle en vaudrait aujourd’hui 100 000 (environ 104 000 euros). « La galerie auprès de qui nous l’avions acquise nous l’avait aimablement stockée. Nous avons fini par donner l’œuvre à la Ville de Lancy qui l’a installée dans la salle des mariages. Des couples s’unissent désormais devant celle-ci. C’est amusant, non ? », se réjouit Jocelyne Petignat.